Parmi les questions que je me suis posées lors du traditionnel raout quinquennal de mes voisins français, il en est une qui me turlupine d’autant plus que je n’ai pas trouvé les données permettant d’y répondre : se pourrait-il que l’axe « libéral / conservateur » * soit devenu prépondérant par rapport au traditionnel « gauche / droite ? »
Le deuxième axe politique
J’ai découvert la « politique à deux dimensions » il y a 10 ans grâce à Smartvote.ch, dont je reparlerai plus bas : plusieurs politologues considèrent que le positionnement « gauche / droite » n’est pas suffisant pour représenter la variété des opinions politiques et ont proposé des représentations bidimensionnelle comme le diagramme de Nolan ou le quadrant politique.
Mais dans ces représentations, le deuxième axe est défini a priori : « Libertarien / Populiste » pour certains, « Progressiste / Conservateur » pour d’autres, « Autoritaire / Libertaire » pour d’autres encore, le deuxième axe est moins bien défini, moins clair que l’axe gauche / droite.
De plus, il paraît difficile d’éviter une certaine subjectivité lorsqu’on représente le positionnement politique de personnes et de partis, comme on le devine dans la carte ci-dessous, la seule que j’ai pu trouver pour la France [1]:
(edit du 9.1.2018 : notez que les directions verticales sont nommées « ancienne définition de la gauche/droite », ce qui suggère que l’axe principal a tourné de 90° au cours du temps…)
Smartvote et la science des axes
Ces problèmes ont été traités en profondeur en Suisse, je dirais même résolus par Smartvote.ch grâce à une approche beaucoup plus rationnelle
La plateforme Smartvote propose aux candidats à chaque élection en Suisse de remplir un questionnaire sur quelques dizaines de questions de l’actualité politique, puis permet aux électeurs de répondre aux mêmes questions pour trouver les candidats ayant les opinions les plus proches. Smartvote doit donc pouvoir calculer des « distances » dans un espace ayant autant de dimensions que de questions, mais comme ces questions/dimensions ne sont pas indépendantes/orthogonales, on ne peut pas utiliser valablement une simple distance euclidienne par exemple.
Smartvote réduit donc le nombres de dimensions de N à 2 , en utilisant une méthode purement mathématique décrite dans [2], et dont voici quelques passages clé :
Le calcul du système de coordonnées politiques est effectué à l’aide d’une méthode statistique appelée « analyse factorielle des correspondances », connue également sous le nom d’ « analyse en composantes principales qualitatives»
En règle générale, les deux dimensions les plus importantes de l’analyse à base multidimensionnelle sont représentées. En raison de l’application de l’analyse factorielle des correspondances, l’attribution manuelle des questions, sur les axes prédéfinis de la smartmap, est supprimée.
La qualification des deux axes (gauche/droite, libéral/conservateur) est effectuée ici a posteriori et est subjective. D’autres désignations – notamment au regard de la deuxième dimension – sont alors possibles et pertinentes
Autrement dit, les deux axes sont déterminés automatiquement à partir de réponses à des questions qui ne doivent pas être positionnées a priori sur ces axes !
Outre la correspondance électeur/candidat déjà mentionnée, il devient possible :
- De produire très facilement des cartes du « paysage politique » comme celle-ci contre
- D’appliquer une approche similaire aux consignes de vote des partis lors des nombreux référendums en Suisse, pour obtenir une carte animée de l’évolution du « positionnement marketing » des partis sur 30 ans a été produite [3]. On y voit en particulier le spectaculaire repositionnement de l’UDC (SVP en allemand) comme parti conservateur.
- De vérifier que le positionnement habituel des votants de chaque circonscription ne varie pas brutalement lors d’un vote, ce qui donne une méthode de détection de fraude électorale (peu) connue sous le nom de « test du modèle binomial robuste sur-dispersé ». J’ai eu l’occasion de la découvrir lors de mon passage à la Commission Electorale Centrale du Canton de Genève.
Axe principal, secondaire, et 3ème axe
Un point important est que ces méthodes déterminent « toutes seules » les axes politiques « statistiquement significatifs », l’un après l’autre. Elles déterminent d’abord le principal un peu comme dans une régression linéaire, puis le secondaire à partir des « résidus » que l’axe principal ne modélise pas bien, et ainsi de suite. Peut-être qu’avec beaucoup de données dans un grand pays, un troisième axe (religieux, culturel, linguistique, écologiste …) apparaîtrait comme significatif, mais à Genève en tout cas, le troisième axe est non significatif, et smartvote laisse entendre que c’est le cas en Suisse. Et dans les autres pays, il n’y a pas assez de données pour le mesurer.
Car l’essentiel est là : il faut beaucoup de données pour faire de la « politique statistique »© . Les sondages sur les intentions de vote ne suffisent pas, il faut que de nombreux candidats répondent à de nombreuses questions pour pouvoir cartographier leur positionnement valablement.
Retour en France
A ma connaissance, il n’existe pas de telles données en France, donc pas de moyen de vérifier mon hypothèse selon laquelle l’axe secondaire* est devenu le principal, éclipsant le « gauche / droite » lors de cette élection présidentielle. Donc voilà, je n’ai aucune preuve de ce que j’avance. Mais voici les quelques indices qui m’ont conduit à cette idée:
- Evidemment, le second tour entre 2 candidats qui n’appartiennent ni au PS ni à l’UMPRPRépublicains
- L’article [5] qui montre qu’il y a dix ans déjà, il fallait distinguer plusieurs droites et plusieurs gauches pour décrire le paysage politique valablement. Malheureusement les auteurs ne vont pas jusqu’à établir un positionnement 2D alors qu’ils évoquent pourtant « deux dimensions structurantes des valeurs – libéralisme économique et libéralisme culturel » qui rappellent celles du diagramme de Nolan
- Le fait documenté par de nombreuses sources que des électeurs traditionnels de la gauche sont devenus électeurs du FN. Selon [5] ils appartiennent à la « gauche conservatrice », ce qui soutient l’idée que le FN est désormais perçu par ces électeurs comme conservateur plutôt que d’extrême droite. **
Notes:
* J’ai nommé le 2ème axe « libéral / conservateur » dans l’introduction pour qu’il ne soit pas trop abstrait, mais comme l’indique smartvote « D’autres désignations sont possibles et pertinentes ». Ne voulant pas m’avancer sur le cas français par manque de données, j’en suis resté à « axe secondaire »
** En aucun cas je ne suggère que le FN n’est pas le parti français le plus à droite. Mais je suspecte qu’il se distingue des autres partis de droite plutôt par son conservatisme, d’une manière similaire à celle de l'UDC suisse (SVP en allemand sur la spectaculaire carte animée ).
Références:
- Alain Cohen-Dumouchel, « Carte 2D du Paysage Politique Français (PPF) « février 2014
- « Méthode de calcul de la carte des positions smartmap « , Smartvote
- « Auswertung der Parteiparolen von 1985-2014« , Sotomo (données !)
- TA Korrektorat, « Wie sich die SVP aus dem Bürgerblock verabschiedet hat« , Tages Anzeiger 21. April 2014
- S. Brouard, H.Rey « La Gauche, la Droite : les limites d’une identification politique » , Février 2007, Sciences Po, CEVIPOF
15 commentaires sur “La politique française dans la 2ème dimension ?”
En fait ce que nous retenons de ces élections est effectivement que gauche et droite ne veulent plus dire grand chose, en revanche des « marqueurs » bien identifiés peuvent distinguer les différents candidats :
– Les deux marqueurs classiques du Diagramme de Nolan : Liberté économique et Liberté individuelle.
– Un autre marqueur, qui a beaucoup joué : Le souverainisme, très présent depuis une trentaine d’années, qui prend de plus en plus la forme du débat sur l’intégration européenne. Avec deux dimensions : le point de vue économique (euro, circulation des biens) et le point de vue migratoire (circulation des personnes au sein et hors de l’UE).
A contrario, deux marqueurs pourtant très importants en d’autres circonstances n’ont pas ou peu eu d’impact :
– la sécurité : fatal à la gauche en 2002, et du fait du contexte actuel n’a pas été un marqueur très clivant. Tous les candidats (sauf peut-être Hamon, qui y a perdu son reste de crédibilité) ont fait à peu près consensus sur l’obligation de continuer et de renforcer la sécurité (attention je ne parle pas de la méthode employée, qui elle diffère selon les candidats, mais du marqueur sécurité en tant que préoccupation des candidats)
– l’environnement, un peu sorti du débat alors qu’en 2007, par exemple, Nicolas Hulot avait eu un poids très important. Lui même fait consensus : baisse puis fin de l’utilisation des énergies fossiles, non remise en cause du réchauffement climatique, développement des énergies renouvelables, agriculture raisonnée etc. Tout le monde est maintenant à peu près d’accord (heureusement 🙂 et il n’y avait même pas de candidat « vert » à ces élections.
La force de Macron, au delà de l’opportunisme de sa candidature (pour ne pas dire de la chance de cocu qu’il a eu avec la mort précoce de Hollande, les primaires à gauche catastrophiques et surtout l’affaire Fillon comme le fait remarquer fort justement Eric), a été de bien définir ces marqueurs pour se distinguer des autres et absorber dans ses rangs des gens dits de « droite » et de « gauche », et, ce faisant, du « centre ».
Ainsi, parmi les principaux candidats, on a pu distinguer (très schématiquement) :
– Liberté économique : Fillon +, Macron +, Hamon 0 (pas de changement voire un petit -), Le Pen -, Mélenchon –
– Libertés individuelles : Macron + Hamon +, Mélenchon 0, Fillon 0 (malgré le procès d’intention sur les homos et l’avortement dont il a fait l’objet, procès vite oublié dès qu’a éclaté l’affaire Pénélope, il n’y avait rien de prévu ni dans un sens ni dans l’autre) Le Pen – (un petit moins, mais la partie « sudiste » de son électorat a eu son influence traditionaliste)
– Ouverture et intégration européenne du point de vue économique : Macron + Fillon +, Hamon 0; Le Pen – Mélenchon –
– Ouverture du point de vue migratoire et circulation des personnes : Hamon +, Mélenchon +, Macron 0, Fillon 0, Le Pen –
Ce qu’on voit c’est que Macron se distingue toujours de Le Pen et Mélenchon, d’ailleurs souvent renvoyés dos à dos notamment sur l’Europe et l’économie (forte hausse de la dépense publique, défiance envers le monde la finance, exécration de « Bruxelles »…), et arrive à être plus ou moins d’accord à la fois avec ce qu’il reste de socialistes sur les aspects de libertés individuelles et les républicains sur les aspects économiques.
On peut d’ailleurs le constater aujourd’hui : ce sont les « insoumis » (le FN n’ayant pas eu assez de députés pour constituer un groupe) les principaux opposants à Macron, les socialistes et les républicains étant déchirés entre ceux qui l’ont rejoint, ceux qui ne l’ont pas rejoint mais lui sont plutôt favorables, et ceux qui s’opposent, tout en disant que si une mesure est bonne ponctuellement ils la voteront…
Le paysage politique a donc changé. C’est à la fois salutaire parce qu’on est en train de sortir du vieux schéma gauche droite complétement stérile (comment peut on soutenir à la fois NKM et Nadine Morano, ou Vals et Filloche ?) et souvent assimilé à « bons » contre « méchants », « assistés » contre « égoïstes » etc., mais c’est aussi un danger car le populisme est renforcé et récupère les thèses radicales…. Si on fait la somme, Le Pen + Mélenchon + les « petits candidats » extrémistes ont quand même récolté près de la moitié des voix au premier tour…
J’entendais un militant insoumis ce matin expliquant qu’il allait manifester car « c’est le seul moyen qu’a le peuple de s’exprimer »… Flippant…
article repris par Contrepoints : https://www.contrepoints.org/2017/06/29/293392-droitegauche-conservatismeliberalisme-politique-2eme-dimension
On peut faire, en France, une analyse similaire de l’Assemblée Nationale. Ce qui tient lieu de questions sont les votes de chaque député pour chaque projet de loi. On obtient alors une belle matrice dont les lignes sont les députés et les colonnes les projets de lois, remplie de 1,-1,0 selon que le député vote oui, non ou ni l’un ni l’autre. En prenant le produit de cette matrice par sa transposée, on obtient une matrice carrée indexée par les députés, qui reflète les corrélations entre eux. Une analyse en composante principales donne alors les principaux groupes. En ne sélectionnant que les deux valeurs propres les plus élevées, on devrait obtenir le graphe voulu (qu’il appartient alors au statisticien d’analyser en en identifiant les axes). Si les données de l’AN sont disponibles et facilement exploitables, je me motiverai peut-être à faire ce calcul !
Excellente idée ! « Si les données de l’AN sont disponibles et facilement exploitables » , je vous aide volontiers ! Je pense que ce serait très intéressant de faire un « smartvote.fr » . D’ailleurs je vais leur demander s’ils songent à s’exporter 🙂
J’ai regardé un peu, et les données sont effectivement exploitables ! On trouve ici (http://data.assemblee-nationale.fr/travaux-parlementaires/votes) les résultats des votes. Le seul problème, c’est qu’ils ont fait des choix assez idiots dans leur structure de données : quand dans un groupe parlementaire un seul député a choisi de voter contre (par exemple), il est stocké dans un tableau à 1 élément de la forme {dep1}, alors que quand il y a plusieurs députés qui ont fait le même vote, ils sont stockés dans un tableau de forme {{dep1},{dep2},…}. Cela conduit à une gestion non uniforme des résultats, c’est un peu casse-tête…
Pour voir cela, utiliser la commande
cat Scrutins_XIV.json | jq .scrutins.scrutin[0].ventilationVotes.organe.groupes.groupe[] | jq .vote.decompteNominatif | jq .pours[]
Bref, je m’y replongerai un peu plus tard.
ah oui, pas simple … j’ai commencé à coder tout ça ici https://github.com/goulu/smartvoteFR en Python parsant le XML . Premier objectif : faire une bête table « qui a voté quoi ».
Je m’attends à devoir traiter les dates pour savoir de quel « organe » un député était membre à la date de chaque vote … (contributions au GitHub bienvenues même en d’autres langages…)
ça y’est, mon programme produit une table qui me semble exploitable : https://github.com/goulu/smartvoteFR
Merci, je vais voir si je peux exploiter cette table ! J’avoue que le fichier json avec ses informations enregistrées à des hauteurs non homogènes dans l’arbre m’avait un peu refroidi. Le fichier xml a-t-il ce défaut ?
Quoi qu’il en soit, vous avez fait le plus dur, il me semble ! Maintenant voyons les résultats…
Je n’ai pas beaucoup de temps, mais je n’ai pas pu m’empêcher de regarder ce que ça donne… J’ai complété tous les blancs par des zeros, et on obtient l’image suivante ( https://ibb.co/bPnb0v ) — je ne sais pas encore bien utiliser github. En gros, on distingue assez nettement trois groupes de députés, deux gros et un petit (les opinions personnelles semblent donc passer après la logique des partis, ou en tout cas des coalitions). Je vais voir comment ajouter les noms de façon lisible afin de les identifier.
image : https://github.com/goulu/smartvoteFR/raw/master/resultat.jpg
oui, le XML a la même structure. Ces fichiers n’ont pas l’air d’avoir été faits pour que les votes nominatifs des députés soient ainsi publiés (euphémisme…). Ca permet plutôt de savoir de que les groupes parlementaires ont recommandé, et d’identifier les votes dissidents …
J’ai distingué les non-votants (case vide) des abstentions (0) en espérant qu’il existe une méthode capable de les distinguer, mais si ce n’est pas le cas, le moins faux est probablement de considérer les non votes comme des abstentions (0)
BRAVO pour votre graphique ! Effectivement avec ce système de groupes à vote majoritaire + quelques dissidents, il me semble probable qu’on voit les groupes gauche/droite/FN bien marqués. L’axe gauche/droite est certainement inversé, car avec un gouvernement de gauche, les votes « Pour » (1) correspondent à la gauche, les « Contre » (-1) à la droite …
Si vous pouviez mettre votre code quelque part (sur GitHub ou ailleurs) on pourrait vous aider …
Arthur Charpentier a obtenu des résultats assez différents, je ne sais pas pourquoi http://freakonometrics.hypotheses.org/50973
je remarque à l’instant que la représentation 2D d’Alain Cohen-Dumouchel mentionne sur l’axe vertical « ancienne définition de la droite / gauche », ce qui revient à dire que cet axe aurait tourné de 90° au cours du temps pour devenir secondaire. C’est donc une idée très proche de la mienne… Il faut vraiment des données pour quantifier tout ça ! Votez plus souvent, amis français 😉
Ce n’est pas si « simple ». Il faut savoir que Macron a été choisi au premier tour (et au 2nd tour) non pas majoritairement par adhésion à son programme mais par rejet de Fillon (au 1er tour) et rejet de Le Pen (au 2nd). Si l’affaire Fillon sur les « emplois » de sa femme et ses enfants n’était pas sortie, il est fort probable qu’il serait aujourd’hui à l’Elysée à la place de Macron… Quant à savoir si Fillon est libéral ou conservateur… tout dépend de ce dont on parle, économie ou vie sociale.
Il est certain que l’affaire Fillon a joué un rôle. Mais si elle avait éclaté avant le 2ème tour, c’est peut-être Marine qui serait présidente …
« Quant à savoir si Fillon est libéral ou conservateur… tout dépend de ce dont on parle, économie ou vie sociale » Exactement, mais quel que soit sa dénomination ce 2ème axe existe, les candidats s’y positionnent, consciemment ou pas, et c’est devenu une composante importante voire déterminante du choix des électeurs.
L’erreur (que nous avons commise en suisse avec l’UDC) est de continuer à projeter un parti sur l’ « extrême droite » d’un axe gauche-droite qui s’inclinerait vers la droite conservatrice dans le graphique smartvote. Projetés sur cet axe, les partis de la droite libérale se considèrent centristes, ne voient pas l’augmentation de l’électorat conservateur (pour cause d’insatisfaction, mais aussi de simple vieillissement…) et le négligent, voire le dénigrent.
Faute de données pour mieux analyser cette présidentielle, je prédis que les scores futurs du FN augmenteront tant que les autres partis ne se (re) développeront pas en direction de l’électorat conservateur.