Beaucoup trop longtemps après la première partie publiée lors de la semaine thématique sur le temps du Café des Sciences, voici la fin du compte rendu consacré à la seconde partie du livre « grand public » de Lee Smolin sur le temps.
Dans cette seconde partie, Smolin plaide en faveur de la réalité du temps et présente sa propre conception du temps. Petit rappel en préambule : Smolin est un cosmologiste reconnu qui a travaillé pendant des décennies avec les plus grands sur ce sujet, donc avant de le traiter d’hurluberlu aux idées délirantes, rappelez-vous qu’il peut vous asséner des piles d’articles « peer reviewed » et des tableaux noirs pleins de formules pour défendre son point de vue.
Mais il peut aussi se planter, et il l’admet, et ce qui en fait un scientifique.
11. les lois évolutives
Le chapitre 11 présente une première idée iconoclaste, celle de « lois évolutives » résultant d’une « sélection naturelle cosmologique » [2]. L’hypothèse de base est que les univers se reproduisent par la création de nouveaux univers au cœur des trous noirs. Ces bébés univers auraient des constantes universelles légèrement différentes de celles de leur parent, mais seuls ceux qui seraient « fertiles » en trous noirs comme le notre se « reproduiraient » au cours d’un temps infini. Smolin propose un test indirect de son hypothèse : en simulant des univers dont les constantes universelles seraient légèrement différentes du nôtre, on devrait vérifier qu’ils produisent moins de trous noirs que le notre. D’autres hypothèses sont plus facilement testables et pourraient infirmer la sélection cosmologique naturelle, notamment une concernant les kaons qui jouent un rôle dans la masse minimale des étoiles à neutrons [3].
D’autre part, la sélection naturelle cosmologique nie l’épisode d'inflation cosmique. Selon la théorie de Smolin, l’Univers ne débute pas par une singularité mais par la taille du trou noir qui lui donne naissance, donc si les fluctuations du fond diffus cosmologique mesurées par satellite Planck que l’on est en train d’analyser ne sont pas compatibles avec son hypothèse, Smolin admet que sa théorie sera réfutée.
12. la mécanique quantique et la libération de l’atome
Smolin commence par relever l’échec de la mécanique quantique à décrire nos expériences individuelles et quotidiennes avant de livrer son credo:
J’en suis venu à croire que la mécanique quantique connaîtra le même sort que les grandes théories de Ptolémée et de Newton. Peut-être ne pouvons-nous pas la comprendre tout simplement parce qu’elle n’est pas vraie. Au lieu de cela, il est vraisemblable qu’elle soit une approximation d’une théorie plus profonde qui sera plus simple à comprendre. Cette théorie plus profonde est la théorie cosmologique inconnue que désignent tous les arguments de ce livre. La clef est, ici encore, la réalité du temps.
Mais Smolin reconnait que sa théorie doit décrire trois propriétés de la nature que la mécanique quantique a mis en évidence : l'intrication quantique, la non-localité et les « questions incompatibles » associées au principe de complémentarité. Smolin esquisse les contours d’une variante de la mécanique quantique qu’il qualifie lui-même de spéculative, dans laquelle intervient un « principe de précédence » proche d’une idée énoncée par Charles Sanders Peirce il y a plus d’un siècle:
Toutes choses ont une tendance à prendre des habitudes. Pour les atomes et leurs constituants, les molécules et les groupes de molécules, et en bref chaque objet réel concevable, il y a une plus grande probabilité d’agir comme lors d’une occasion antérieure qu’autrement. Cette tendance elle-même constitue une régularité, et ne cesse de s’intensifier.
Smolin relie ce principe de précédence au théorème du libre arbitre (qu’il trouve mal nommé, le libre arbitre étant un « concept glissant » selon lui) pour définir la « quantité de liberté » liée à une théorie, cette quantité étant la « quantité d’information sur un système dont vous aurez besoin afin d’être capable de faire des prédictions sur son futur ». Par exemple, la mécanique classique, déterministe, est la théorie qui minimise la liberté des systèmes étudiés. Lors de ses travaux [4], Smolin a montré que la mécanique quantique la maximise, puis a formulé une nouvelle formulation de la mécanique quantique combinant ce « principe de liberté maximale » et le « principe de précédence ».
Dans cette théorie, les particules interagissent avec leurs copies dans le passé pour « savoir » comment se comporter. Smolin admet ne pas trop savoir comment ça se passe, mais renvoie la question différemment : comment un quark sait-il qu’il est un quark ? Smolin soutient que sa théorie satisfait au moins la « fermeture explicative », qui n’est possible qu’en admettant la réalité du temps. Par contre elle ne satisfait pas le « principe de raison suffisante » : comme les systèmes quantiques sont fondamentalement libres, il n’existe aucune raison rationnelle au résultat d’une expérience individuelle comme la désintégration d’un noyau radioactif.
13. le combat de la relativité et du quantum
Dans ce chapitre, Smolin s’attaque au conflit persistant depuis un siècle entre la mécanique quantique et la relativité et aux tentatives de résoudre ce conflit par les « théories aux variables cachées » comme la théorie de De Broglie-Bohm. Pour Smolin, le principal défaut de cette théorie est de ne pas satisfaire le critère du actions réciproques. L'interprétation d’ensemble de la mécanique quantique corrige ce défaut, mais nécessite de considérer que la réalité « choisit » au hasard le résultat d’une expérience individuelle parmi la collection de tous les résultats possibles, ce qu’Einstein avait déjà compris:
Essayer de concevoir la description par la théorie quantique comme la description complète des systèmes individuels mène à des interprétations théoriques non naturelles, qui deviennent aussitôt superflues lorsqu’on accepte l’interprétation que la description se réfère à des ensembles (ou collections) de systèmes et non à des systèmes individuels. (Albert Einstein [5])
Mais où donc se trouvent ces « collections », puisque la fermeture explicative exige qu’elle fasse partie de l’Univers ? Smolin propose une hypothèse pour le moins audacieuse : toutes les particules de l’Univers forment les « collections » de ces particules. Lorsqu’on observe un atome d’hydrogène, la position de son électron est « copiée » à partir de celle d’un autre atome d’hydrogène pris au hasard parmi tous ceux de l’Univers. Smolin a inventé des « règles de copiage » des propriétés qui donnent des probabilités pour la réponse d’un atome à une mesure rigoureusement identiques à celles calculées par la mécanique quantique. La théorie « interprétation d’ensemble réel » [6] de Smolin explique bien l’intrication et autres phénomènes « non locaux » de la mécanique quantique, et aussi pourquoi les « gros » systèmes n’obéissent pas à la mécanique quantique : ils n’ont pas de copie dans l’Univers *.
Reste un gros problème : l’ « interprétation d’ensemble réel » n’est pas plus compatible avec la relativité que les autres interprétations de la mécanique quantique. Mais elle est compatible avec l’existence d’un temps réel, absolu:
Soit la mécanique quantique est la théorie finale et il n’y a pas moyen de sonder au delà du voile statistique pour atteindre un niveau de description plus profond, ou bien Einstein, Newton et Galilée avaient tort, il n’y a pas de relativité du mouvement, et Aristote avait raison : il existe une version privilégiée du mouvement et du repos.
14. la renaissance du temps par la relativité
Pour Smolin, le conflit entre mécanique quantique et relativité ramène à un conflit entre la relativité et le principe de raison suffisante qu’il s’agit de résoudre en faveur de ce dernier. Ceci ne demande pas d’abandonner la théorie de la relativité mais de la reformuler.
La dynamique des formes initiée par Julian Barbour remplace la relativité du temps par la relativité de la taille des objets. L’idée est qu’il n’est pas possible de comparer la taille d’un objet proche avec celui d’un objet lointain sans déplacer l’un des objets ou une règle d’un objet à l’autre, soit exactement la même problématique que pour synchroniser deux horloges. Pour les théoriciens, cette dualité est complète, du même ordre que la dualité de Maldacena : la « dynamique des formes » est parfaitement équivalente à la théorie de la relativité générale.
Mais alors qu’il n’existe pas de temps privilégié en relativité einsteinienne, il existe un temps universel en dynamique des formes, un temps absolu qui n’a de sens qu’à l’échelle de l’Univers. De plus en dynamique des formes il existe une grandeur sur laquelle tous les observateurs s’accordent : la taille de l’Univers. Pour Smolin, le temps vient d’être redécouvert : il mesure l’expansion de l’Univers !
15. l’émergence de l’espace
Ce long chapitre est le plat de résistance du livre. C’est là que ça passe où ça casse, et j’ai mis plus de deux semaines à le digérer avec peine. Il commence très fort:
L’aspect le plus mystérieux du monde est juste sous nos yeux. Rien n’est plus banal que l’espace, et pourtant lorsque nous l’examinons de près, rien n’est plus mystérieux. Je crois que le temps est réel et essentiel à une description fondamentale de la nature. Mais je crois probable que l’espace va s’avérer n’être qu’une illusion (…)
Selon Smolin, l’existence d’un temps réel est indispensable pour réconcilier les deux pans de la physique, mais l’espace ne l’est pas. Parmi les théories ayant exploré l’idée que l’espace émerge d’une structure de graphe plus fondamentale, la première est la « triangulation dynamique causale ».
Représentations graphiques de la triangulation dynamique causale d’un espace à 2 dimensions.
J’ai mis cette vidéo là car je l’ai trouvée jolie, mais je n’y ai rien compris.
Pour plus de détails, voir la page de Timothy Budd.
Puis Fotini Markopoulou a proposé la « graphité quantique » (sic) [7]. D’autres théories comme les ensembles causaux et certaines variantes de la théorie des cordes ramènent à la même idée.
Tout comme la gravitation quantique à boucles dont elles sont assez proches, ces théories postulent que l’espace et le temps sont discrets à l'échelle de Planck (idée soutenue par d’autres considérations). Smolin a besoin d’une quinzaine de pages pour décrire les propriétés du graphe défini par les « arêtes » de cette discrétisation dans ces différentes théories. Je résume ce que j’en ai retenu, en quelques lignes, avec les incohérences résultant des différences entre ces théories:
- Les particules et leurs propriétés correspondent à la configuration du graphe à très petite échelle.
- L’ensemble du graphe forme l’état quantique de l’Univers.
- Les arêtes définissent la localité : deux nœuds connectés par une arête sont tellement proches que nous les percevons comme identiques. L'intrication quantique et autres phénomènes de non localité s’expliquent par des arêtes « court-circuitant » l’espace en liant des noeuds que nous percevons comme éloignées.
- Les particules passent d’un noeud à un noeud voisin (= connecté par une arête d’une longueur de Planck) en un temps extrêmement bref ( un temps de Planck), ce qui définit la vitesse de la lumière.
- Initialement, l’Univers était très fortement connecté, tous les noeuds du graphe étaient locaux. Il était à la fois minuscule et doté de très nombreuses dimensions
- Avec le temps, le graphe se transforme à très petite échelle selon des règles très simples qui tendent à réduire la dimensionnalité du graphe à 3, les trois dimensions de l’espace que nous percevons:
Un triomphe de la gravitation quantique à boucles est que la dynamique de l’espace-temps qui est donnée en relativité générale par les equations d’Einstein peut effectivement être codée en règles simples quant à la manière dont le graphe évolue dans le temps. (…) Nous considérons la gravitation quantique à boucles comme une « quantification » de la relativité générale.
A l’inverse il y a plusieurs résultats indépendants montrant que la relativité générale émerge des modèles de mousse de spin (…) une version quantique de l’univers bloc.
Il ne faut donc pas imaginer ce graphe comme « dans » l’espace mais comme générant l’espace. Comme le conclut Smolin : « l’espace pourrait donc bien être une illusion, mais le temps doit être réel. »
16 . vie et mort de l’Univers
Ce chapitre traite du lien entre le temps et la thermodynamique en tentant de répondre à l’une des questions les plus intrigantes à propos de l’Univers : pourquoi l’Univers est-il intéressant ? Pourquoi ce que nous voyons autour de nous est structuré et complexe, alors que la complexité est statistiquement improbable ?
Smolin commence par fournir une clef pour comprendre la thermodynamique moderne (qui inclut la mécanique statistique ) : elle relie deux niveaux de description d’un système. A l’échelle microscopique, on peut définir un « micro-état » par la position et le mouvement de chaque particule, alors qu’à l’échelle macroscopique le « macro-état » ne comprend que quelques variables comme la pression et la température. La thermodynamique concerne les relations entre ces deux descriptions.
Smolin commence par montrer que l'entropie est l’inverse de l’information en utilisant une analogie architecturale. Il faut beaucoup d’information pour décrire le design du musée Guggenheim de Bilbao dont toutes les pièces sont distinctes et doivent s’assembler de manière précise (entropie faible). Pour un immeuble en briques, il suffit de définir les dimensions des murs, que les maçons auront une multitude de manières de réaliser avec les briques standard fournies.
Ensuite Smolin introduit la notion de temps de récurrence de Poincaré à l’aide d’un jeu de cartes : en le brassant très longtemps, il finira par se retrouver dans l’ordre. La probabilité que les atomes d’un gaz enfermé dans une boîte se retrouvent soudain tous comprimés dans une moitié de la boîte est infinitésimale, mais pas nulle. Par contre il est certain que les processus aléatoires microscopiques produisent des fluctuations à plus grande échelle, comme le mouvement brownien qu’Albert Einstein (encore lui!) a réussi à relier au nombre d’Avogadro.
Selon le deuxième principe de la thermodynamique, l’entropie d’un système augmente, l’amenant inéluctablement vers un équilibre thermique. En plus, les lois de la physique étant symétriques par rapport au temps, il ne devrait pas y avoir de flèche du temps. Pourtant depuis 13 milliards d’années, l’Univers n’a pas atteint cet équilibre, et la flèche du temps est évidente : nous nous sentons et nous observons comme voyageant du passé vers le futur. Pour Smolin il existe en fait plusieurs flèches du temps:
- la flèche du temps cosmologique, correspondant à l’expansion de l’Univers
- la flèche du temps thermodynamique selon laquelle un petit système isolé tend à devenir désordonné
- on naît, on grandit, on vieillit et on meurt selon la flèche du temps biologique
- nous nous rappelons du passé mais pas du futur; c’est la flèche du temps de l’expérience
- moins évidente : la flèche du temps électromagnétique. La lumière voyageant du passé vers le futur, nous voyons le monde tel qu’il était dans le passé, jamais comme il sera
- la flèche du temps gravitationnelle est l’équivalent pour les ondes gravitationnelles
- la flèche du temps des trous noirs. Il n’y avait apparemment pas de trou noir primordial au moment du Big Bang. Aujourd’hui il y en a des milliards, et toujours pas de trou blanc à l’horizon.
Pourquoi toutes ces flèches distinctes alors que les lois de la physique sont réversibles dans le temps ? Pour Smolin, c’est que les conditions initiales ne sont pas symétriques. Les conditions initiales de notre Univers semblent finement ajustées pour produire un Univers asymétrique dans le temps. Les physiciens sont aujourd’hui capables d’imaginer les univers produits par des conditions initiales légèrement différentes : ils seraient très différents du notre. Mais alors comment les conditions initiales sont elles choisies ? Et pourquoi seules les conditions initiales définissent l’asymétrie par rapport au temps, et pas les lois ?
Il se pourrait que les lois physique ainsi que les conditions initiales découlent toutes d’une même loi, plus fondamentale, et asymétrique par rapport au temps.
Smolin examine ensuite une autre hypothèse historiquement évoquée, celle dite du cerveau de Boltzmann : dans un univers très vaste à l’équilibre thermique, la probabilité qu’un être conscient soit spontanément assemblé par le mouvement aléatoire d’atomes n’est pas nulle. Et si le temps est infini c’est même une certitude : il devrait y avoir beaucoup plus de « cerveaux de Boltzmann » produits par de petites fluctuations que de cerveaux produits par un mécanisme comme l’Evolution qui nécessiterait une énorme fluctuation durant des centaines de millions d’années. Or nous savons que nous sommes produits par l’Evolution et nous ne connaissons aucun « cerveau de Boltzmann », donc nous ne sommes pas dans une fluctuation de l’Univers.
La vision intemporelle de la physique basée sur le paradigme de Newton a montré son impuissance face aux questions les plus basiques de l’univers : pourquoi est-il intéressant (…) au point que des créatures comme nous puissions y être et nous en émerveiller ?
Mais si nous adoptons la réalité du temps, nous rendons possible une physique asymétrique par rapport au temps dans laquelle l’univers peut naturellement faire évoluer de la complexité et de la structure. Et ainsi nous évitons le paradoxe d’un univers improbable.
17. la renaissance du temps par la chaleur et la lumière
Dans ce chapitre, Smolin poursuit sa réflexion sur l’émergence de structures organisées, apparemment en contradiction avec le second principe de la thermodynamique.
Il commence par remarquer que, selon le principe d’identité des indiscernables évoqué au Chapitre 10, chaque instant et chaque endroit à chaque instant est distinguable d’un autre de façon unique. Ceci implique que notre univers ne peut pas avoir de symétries exactes. Toutes les symétries postulées jusqu’ici se sont avérées approchées ou rompues (voir mon bel article à ce sujet).
Pour Smolin, deux types d’univers sont théoriquement possibles:
- les univers « boltzmanniens », en quasi équilibre thermique, dans lesquels des fluctuations dues au hasard provoquent des états complexes par pur hasard
- les univers « leibniziens » dans lesquel des flux d’énergie comme ceux fournis par les étoiles permettent à des systèmes ouverts comme les planètes, les êtres vivants etc. d’évoluer vers des états de plus grande organisation:
Ainsi, Aristote avait raison lorsqu’il comprenait que notre domaine terrestre est maintenu loi de l’équilibre par le flux d’énergie qui le traverse. Ne pas avoir suffisamment su apprécier cette idée a conduit certains scientifiques et philosophes à voir un conflit entre la seconde loi de la thermodynamique et le fait que la sélection naturelle ait produit des structures toujours plus improbables.
Mais pourquoi existe-t-il des étoiles ? Quelles sont les caractéristiques permettant leur apparition. D’abord, il faut un « ajustement incroyablement précis des paramètres qui gouvernent la physique », pour reprendre les termes de Smolin. C’est un fait assez connu : si les « constantes universelles » qui équilibrent les 4 interactions fondamentales étaient légèrement différentes, l’univers serait très différent.
L’autre caractéristique relevée par Smolin est moins évidente : les systèmes régis par la gravitation sont d’une certaine façon « anti thermodynamiques ». En injectant de l’énergie dans une étoile, un système solaire ou une galaxie, il « refroidit ». Par exemple, si on donne de l’énergie à une planète, elle va s’éloigner de l’étoile pour tourner sur une orbite plus lointaine sur laquelle elle se déplacera moins vite: son énergie cinétique baisse, donc la température thermodynamique du système baisse. Selon le même principe un amas d’étoiles qui éjecte de temps en temps une étoile passant trop près d’un système double se refroidit.
Ceci ne contredit pas la seconde loi de la thermodynamique, mais juste son interprétation naïve qui considère que l’augmentation de l’entropie produit des structures uniformes, prévisibles. Selon Smolin, la seconde loi amène au contraire les systèmes gravitationnels vers une multitude d’états possibles, très hétérogènes. Et c’est grâce à ceci que notre Univers est encore très loin de sa mort thermique, 13.7 milliards d’années après ses origines.
18. Infinité de l’espace ou infinité du temps ?
Mais si l’univers était « boltzmanien » et infini, et que nous ne vivions que dans une région de 93 milliards d’années lumière de diamètre apparue par une grosse fluctuation statistique ? Alors il y aurait une infinité de copies de notre région, et de toutes ses variantes imaginables, ou inimaginables. Pour Smolin, ce serait la « tragédie de l’infini boltzmannien » : la physique ne sert à rien car elle ne décrit qu’un seul possible. En même temps que vous faites une expérience, une infinité de copies de vous qui font la même expérience dans une infinité de copies de cet univers obtiennent d’autres résultats, comme dans la théorie d’Everett. Pour Smolin, cette idée est inacceptable.
Le seul moyen de nier l’univers boltzmannien infini serait de démontrer que l’espace est fini. Or, les mesures de la courbure spatiale ne permettent pas encore de conclure si l’espace est
- refermé sur lui même et fini comme une sphère (courbure positive)
- « plat » et infini, ou fini et torique (le tore a une courbure moyenne nulle)
- ou a courbure négative, ce qui laisse une infinité de possibilités…
Smolin note au passage que seuls un univers spatialement fermé et fini obéit au principe de fermeture explicative et au principe de raison suffisante.
La suite du chapitre concerne la finitude du temps. Si le temps est infini, alors une fois que notre univers aura atteint sa mort thermique il restera une infinité de temps pour que des fluctuations aléatoires produisent une infinité de structures hautement improbables : on retombe sur le paradoxe du cerveau de Boltzmann…
La plus grande inconnue concernant ce futur très très lointain est le rôle qu’y jouera l'énergie sombre. Elle semble accélérer l’expansion de l’univers, mais tant qu’on n’aura pas compris sa nature et son lien avec la constante cosmologique on ne peut exclure l’hypothèse du modèle cyclique de l’Univers dans lequel l’espace se recompacte en Big Crunch. Les modèles cosmologiques montrent qu’il s’ensuit un Big Bounce produisant un nouvel univers comme lors du Big Bang. Un tel événement doit théoriquement laisser des traces dans le fond diffus cosmologique : on devrait y détecter d’une part des ondes gravitationnelles primordiales, d’autre part un certain type de non-gaussianité du rayonnement. Des expériences sont en cours pour vérifier ou infirmer cette théorie, et celle plus communément admise de l'inflation cosmique, mais c’est délicat comme l’a montré la récente « affaire » BICEP2.
Roger Penrose propose un autre scénario d’univers cyclique assez surprenant. Selon lui, le gaz de photons qui remplira l’univers en mort thermique est indiscernable de celui qui existait au moment du Big Bang, donc par le principe des indiscernables c’est la même chose, et un nouvel univers naît automatiquement. Dans ce cas on devrait identifier des motifs circulaires dans le fonds diffus. Penrose croyait les avoir trouvés en 2010 mais c’est fortement contesté.
Pour Smolin cependant, l’idée d’une succession d’Univers est indispensable pour permettre l’ajustement des lois par évolution comme il l’a décrit au chapitre 10.
Ceux qu’encombrent des présupposés métaphysiques comme quoi le but de la science est de découvrir des vérités intemporelles représentés par des objets mathématiques intemporels pourraient croire qu’éliminer le temps, rendant ainsi l’univers semblable à un objet mathématique, est la voie vers une cosmologie scientifique. Mais il s’avère que c’est tout l’opposé. Comme l’a compris Charles Sanders Price il y a plus d’un siècle, les lois doivent évoluer pour être explicables.
19. le futur du temps
Ce chapitre de conclusion commence par un résumé des chapitres précédents puis s’attaque au « dilemme des méta-lois » : si les lois physiques sont évolutives, alors qu’est-ce qui gouverne leur évolution ? Soit c’est une autre loi, donc une « méta-loi » puisqu’elle agit sur les lois, soit il n’y en a pas et les lois évoluent au hasard. Mais alors le principe de raison suffisante est « vérolé aux fondations même de la science », pour reprendre les termes de Smolin.
Pour Smolin, la résolution de ce dilemme sera la clef des avancées de la cosmologie et de la physique théorique ce siècle. Pour lui, tant que les mathématiques ne parviendront pas à exprimer clairement ce qui distingue l’instant présent par rapport à t-1 et t+1, elles devront se mettre au service de la physique au lieu de pse prétendre discipline Reine. Ensuite:
La récompense que nous obtenons pour avoir sacrifié une reine est une vision plus démocratique du mobilier des théories physiques. (…) Il n’est plus possible de voir des lois absolues et intemporelles dicter l’évolution de la configuraiton ancrée dans le temps du monde. Si tout ce qui est réel est réel à un instant, alors la distinction entre lois et états doit être relative, ce qui survient et peut être distingué à une époque relativement froide et calme comme la notre. Mais dans d’autres ères plus violentes (NdG : comme les Big-Bangs successifs), la distinction doit se dissoudre en une description du monde totalement nouvelle, totalement dynamique, qui est rationnelle et répond au principe de raison suffisante.
Le livre s’achève par un long épilogue intitulé « Penser dans le temps » illustrant le fait que tous nos actes, notre pensée, notre civilisation sont fondamentalement basés sur l’écoulement irréversible du temps. Le réchauffement climatique et quelques effets économiques sont analysés sous ccet angle, mais j’ai survolé ce chapitre, le trouvant un peu hors-sujet.
Critique
Je me suis fait piéger en voulant parler de ce bouquin. J’avais envisagé de faire juste une critique du genre « Dans ce livre Smolin propose une nouvelle théorie de la physique extrêmement originale. Si vous vous intéressez à la cosmologie et avez de solides bases en physique, ce livre vous passionnera, mais il ne s’adresse définitivement pas au grand public. » Mais il fallait en dire un peu plus pour la semaine thématique sur le temps du Café des Sciences, et comme je n’ai pas réussi à le résumer en un seul article c’est devenu un serpent de mer qui m’a bloqué de semaines, puis des mois car je ne voulais pas intercaler d’autre article entre les deux parties comme je le fais trop souvent, car ensuite je ne termine pas la série…
Maintenant que c’est fait, je dirais que ce livre est phénoménalement intéressant, et très ardu. Mais il ne se lit pas en quelques jours. Ni même en quelques semaines. Il faut vraiment s’accrocher. J’ai du relire certains passages plusieurs fois, y réfléchir des heures avant d’attaquer la suite, et je ne suis pas sur d’avoir tout compris. En fait je suis même sur de n’avoir pas compris grand chose (mais y’a-t-il quelque chose à comprendre?) . Je pourrais incriminer une traduction assez moyenne, ou simplement la densité de la prose de Smolin, mais en définitive c’est juste le défi lancé par Smolin qui est très ardu : vulgariser des concepts avancés de la cosmologie théorique, ce n’est définitivement pas facile. Et de ce point de vue j’ai lu pire, mais pas mieux depuis longtemps, donc c’est un bouquin important si vous vous intéressez au sujet.
L’objectif de terminer cet article en 2015 étant atteint, je vous donne rendez-vous pour un redémarrage de ce blog en 2016. A demain !
Note* : j’ai écrit à Smolin pour lui demander comment sa théorie traitait les phénomènes quantiques cryogéniques comme l’hélium superfluide et les Condensat de Bose-Einstein qui n’ont pas de copie « naturelle » dans l’univers.
Références
- [Error contacting Open Library]
- [Error contacting Open Library]
- G. E. Brown, C.-H. Lee, and M. Rho « Kaon Condensation, Black Holes and Cosmological Natural Selection« , 2008, arxiv.org/abs/0802.2997
- Lee Smolin, « Precedence and freedom in quantum physics« , 2012, arXiv:1205.3707v1 [quant-ph]
- Albert Einstein, « Remarks to the Essays Appearing in this Collective Volume », dans [Error contacting Open Library]
- Lee Smolin, « A real ensemble interpretation of quantum mechanics« , 2011, arXiv:1104.2822 [quant-ph]
- Tomasz Konopka, Fotini Markopoulou, Lee Smolin « Quantum Graphity », 2006, arXiv:hep-th/0611197
2 commentaires sur “La Renaissance du temps 2/2”
Bonjour Mr Guglielmetti
Merci pour cet article et cette découverte d’un livre qui me semble très intéressant. Je suis d’ailleurs tombé sur ce blog en faisant des recherches sur ce sujet. C’est un thème qui m’a toujours passionné et qui m’a d’ailleurs poussé à écrire modestement sur la nature du temps, de l’espace et de manière générale, sur la réalité. Si cela peut vous intéresser, cela se passe ici:
https://jsgonsette.github.io/42/
Bravo et merci, pour moi c’est important de dire la prééminence du temps.
Je n’ai clairement pas le niveau, il m’a fallu un après midi pour lire vos deux articles et en comprendre quelques morceaux.
Mais c’est comme une lumineuse évidence de simplement changer de point de vue en partant du temps, tout simplement.