La « société à 2000 Watts » est un concept élaboré à l’EPFZ consistant uniformiser la consommation totale d’énergie de chaque habitant de la planète à 2000 Watts de puissance continue, soit une énergie de 17’500 KWh ou 2’700 litres de pétrole par an. L’étude estime qu’en couvrant la production d’énergie correspondante avec 75% d’énergie renouvelable, les 25% issus d’énergies fossiles seront écologiquement supportables. La « société à 2000 Watts » est ainsi devenue le principe directeur du programme énergétique suisse, sous l’impulsion de Moritz Leuenberger [1] . En Europe, la consommation d’énergie correspond à environ 6000W par personne. Il s’agirait donc de réduire notre consomation d’énergie de 2/3, alors que les états-uniens devraient diminuer la leur d’un facteur 6, tout en laissant le reste du monde se développer un peu:
Les presque 7 milliards d’humains consomment actuellement une puissance de l’ordre de 15 TeraWatt, soit à peine plus que 2000 W par personne en moyenne [3]. Nous avons donc déjà une « société à 2000 Watts » à l’échelle planétaire.
Le « challenge » posé par le modèle est donc essentiellement de limiter l’utilisation de l’énergie fossile à 25%, soit 500W / personne. Mais si on y arrive, pourquoi se limiter à 2000W par personne ?
Les promoteurs des énergies renouvelable nous le répètent à l’envi :
- avec 200 m² de panneaux solaires par personne, on peut facilement produire les 17’500 KWh/an correspondant à la puissance continue de 2000W requise.
- il suffirait d’équiper quelques pourcents de la surface de nos pays (3% de la Suisse) pour produire la totalité de l’énergie requise au niveau national, ou de déporter cette production dans des zones désertiques comme le Sahara
Le même raisonnement existe avec les éoliennes, qui pourraient fournir 5x la consommation mondiale d’énergie à elles seules [2] . Alors pourquoi ne pas tripler la surface de panneaux ou le nombre d’éoliennes et utiliser 6000W comme aujourd’hui , si on pouvait les produire proprement au même prix que l’énergie que nous consommons actuellement ? Il n’y a qu’une seule justification à la société à 2000W : c’est l’aveu qu’on n’arrivera pas à réduire le coût des énergies renouvelables au niveau des énergies fossiles et nucléaires. On nous prépare donc à une hausse du prix de l’énergie (à vue de nez un un triplement) en tentant de nous convaincre que notre efficacité énergétique peut être améliorée d’un facteur 3 sans que notre niveau de vie n’en soit affecté.
Le paradoxe de Khazzoom-Brookes
Le problème, c’est que de nombreuses données montrent qu’une amélioration de l’efficacité énergétique crée une augmentation de la consommation d’énergie, et non sa diminution ! Ce paradoxe est connu sous le nom de « postulat de Khazzoom-Brookes » [5]
L’idée est la suivante : en augmentant l’efficacité énergétique d’un produit ou d’un service, il devient moins cher, donc plus de personnes peuvent se l’offrir, donc on consomme plus que ce qu’on économise … Parmi les nombreux exemples, on peut citer le procédé de Bessemer qui permit de réduire d’un facteur 3 la quantité de charbon cramée par tonne d’acier, ce qui sonna le début de la production en masse d’acier au début de l’ère industrielle.
Plus près de nous, pensez aux voyages en avion : une traversée de l’Atlantique dans un petit coucou était réservée au gratin dans les années 1950, et aux personnes aisées dans les années 1970. Après le choc pétrolier, les avions deviennent plus gros, initialement dans l’idée de réduire le nombre de vols. De ce fait, ils consomment moins par passager (dommage pour le Concorde) et aujourd’hui presque tout le monde peut se payer un voyage transatlantique. L’amélioration énergiétique de nos maisons, voitures, ampoules et ordinateurs n’est donc pas un objectif écologique, mais d’une logique purement économique qui vise à diminuer le cout des produits pour en élargir le marché. Si nous sommes capables de réduire notre consommation d’énergie, que ferons-nous avec l’argent économisé si ce n’est d’acheter d’autres produits et services, nécessitant de l’énergie ?
En route pour la société à 2 MegaWatts !
En 1964, l’astronome russe Kardashev proposa une échelle de mesure du niveau technologique des civilisations terrestres et extra-terrestres par l’énergie dont elles disposent:
- Niveau I : toute l’énergie solaire disponible sur leur planète (~1016 W)
- Niveau II : toute l’énergie de leur étoile, captée par une sphère de Dyson par exemple (~1026 W)
- Niveau III : toute l’énergie de leur galaxie (~1036 W)
Carl Sagan proposa la fonction suivante pour obtenir une échelle continue, W étant la consommation d’énergie en Watts :
\(K = \frac{\log_{10}{W}-6}{10}\)
Sur cette échelle, l’humanité se situe actuellement autour de K=0.7, avec un taux de croissance de 0.1 / siècle environ. D’ici 300 ans, nous devrions nous approcher du niveau I en consommant 1000x plus d’énergie qu’aujourd’hui. Pour produire autant d’énergie à une fraction du coût actuel, nous ne couvrirons pas la planète d’éoliennes ou de panneaux solaires. Nous pourrions mettre en orbite, mais la fusion thermonucléaire sera plus probablement la source primaire. Comment peut-on imaginer utiliser tant d’énergie ? Peut-être en désalinisant la mer pour arroser des déserts. En construisant des tunnels intercontinentaux ou des trains circuleraient sous vide (efficacité énergétique oblige) à plus de 1000 km/h. En transformant le Lune en station touristique (mon rève depuis le 20 juillet 1969). En allant beaucoup plus loin.
La société à 2 Kilowatts n’est pas un objectif, c’est l’aveu anticipé d’une défaite. Pour un objectif réaliste, ambitieux et qui fait rêver, visez la société à 2 MegaWatts !
Références
- Moritz Leuenberger « Le but et le chemin : la société à 2000 watts » allocution à la Conférence du G8-UE sur l’efficacité énergétique , 20.04.2007
- Archer, C. L., and M. Z. Jacobson « Evaluation of global wind power » , 2005, J. Geophys. Res., 110
- « L’énergie dans le monde : le passé et les avenirs possibles« , 2007, Canadian Energie Research Institute
- Manicore, Jean-Marc Jancovici, le site de référence en matière d’énergie
- Harry D. Saunders, « Khazzoom-Brookes Postulate and Neoclassical Growth » , 1992, The Energy Journal, 13(4), p.130-147
- Jeff Rubin, « The Efficiency Paradox« , Novembre 2007, StrategEcon
- Postulat de Khazzoom-Brookessur Wikipedia (traduit de l’anglais par Dr. Goulu)
L’énergie dans le monde :le passé et les avenirs possibles
7 commentaires sur “Pourquoi seulement 2000 Watts ?”
Il est certes un peu tard pour réagir a cet article 6 mois après sa publication, mais il m’inspire quelques commentaires:
– Le paradoxe de Khazzoom-Brookes ne prends pas en compte le concept d’épuisement des réserves et encore moins celui de la répercussion des coûts associés:
« Parmi les nombreux exemples, on peut citer le procédé de Bessemer qui permit de réduire d’un facteur 3 la quantité de charbon cramée par tonne d’acier, ce qui sonna le début de la production en masse au début de l’ère industrielle. »
Mais quel aurait été le prix de la tonne d’acier si le charbon se serait raréfié rapidement? Et le prix de l’acier n’aurait il pas été encore plus prohibitif si l’extraction du charbon et du minerait de fer créait de tels bouleversement sur le climat et la santé qu’il aurait fallu le taxer?
Non, il n’y aura pas de paradoxe de Khazzoom-Brookes sur l’énergie car la raréfaction se charge de faire augmenter le coût de l’énergie et les taxes, CO2 et autres, sont en hausse pour remédier aux dommages sur la planète et la santé de ses habitants.
Bien au contraire, nous sommes condamnés à trouver des moyens d’augmenter l’efficacité énergétique de nos produits, tout en éliminant la part d’énergie grise du à notre mondialisation à outrance, pour laisser le temps à notre société de s’adapter à ces changements qui s’emballent.
Il faut que ca change et vite! soyez au fait des chiffres! Avez-vous fait le calcul de votre propre consommation en Watt, sans compter l’énergie grise caché dans les produits que vous achetez pour commencer?
Pas de problème, les articles de Dr. Goulu restent d’actualité très longtemps 😉
Khazzoom-Brookes est un concept purement économique, et il lie le comportement microéconomique des individus (« chouette je peux me payer un truc qui était trop cher avant ») à un effet macroéconomique (croissance de la consommation globale des trucs).
Le fait qu’une ressource se raréfie ou augmente de prix pour d’autres raisons incite à moins l’utiliser, et si on y parvient par une amélioration de l’efficacité (énergétique dans notre cas), on risque de déclencher l’effet Khazzoom. L’exemple typique est celui de l’aviation civile qui a réagi au premier choc pétrolier de 73 en produisant de plus gros avions, consommant moins par passager. C’est grâce à ça que je prends l’avion plusieurs fois par année, et quelques dizaines de millions de gens faisant de même, la consommation de l’aviation augmente…
Le prix des énergies fossiles augmentera jusqu’à ce qu’une autre source d’énergie devienne compétitive (le nucléaire l’est presque…) Certains pensent même que taxer les énergies fossiles peut conduire à les consommer plus vite. Mais ce qui se retrouve sur mon porte-monnaie, c’est le produit du cout de l’énergie par l’efficacité énergétique. Donc il est tout à fait possible que le prix de certains produits ou services diminue parce que leur efficacité énergétique augmente plus vite que le prix de l’énergie. Et si le prix du produit diminue, les lois de l’économie disent qu’il s’en vendra plus. Si j’arrive à vendre des voitures à un prix ou les chinois ou les indiens peuvent se les payer, même si elles ne consomment qu’un litre aux 100 km, ça va augmenter la consommation de pétrole, même s’il est cher. Khazzoom!
Pour ma part je fais pleine confiance à l’énergie nucléaire et je parie que l’énergie thermonucléaire nous conduira vers la société à 2 Megawatts dont je rêve. Je ne vois aucune raison de réduire ma consommation pour le principe, il faudra m’y forcer… Ma contribution à l’avenir de l’humanité consiste à n’avoir que 2 enfants, la population étant selon Kaya et moi l’élément essentiel de l’équation.
Ouais, c’est bien beau tout ça. La Suisse propose des concepts souvent très alléchants mais on aimerait les voir être appliqués… D’ailleurs, on pourrait commencer chez nous et montrer l’exemple. Mais je suis horrifié par l’immobilisme politique sur la question.
Article aussi publié sur AgoraVox ici
Le paradoxe n’est pas toujours vrai : une maison bien isolée coûtera moins (en CHF, en €, en $, en pétrole, en CO2), je ne m’en achèterai pas une deuxième pour cela !
Par contre, au niveau global, effectivement, toute réduction des coûts énergétiques finira sans doute bien par réduire un coût quelque part et encourager une production quelconque.
J’ai toujours été partisan de faire porter le surcoût des énergies propres par les énergies fossiles mais le système fiscal approprié est délicat, surtout à l’échelle de la planète.
Oui, effectivement le « postulat » n’est pas encore un « principe » parce qu’on peut apparemment trouver des contre-exemples. Mais l’isolation des bâtiments n’est peut-être pas une bonne objection.
A la page 7 de la référence [6], Saunders
montre que l’amélioration du rendement des climatiseurs coïncide avec l’augmentation de la surface des maisons états-uniennes. Autrement dit, si tu as un budget de X francs pour le chauffage/clim de ta maison et que tu peux mieux l’isoler/chauffer/condistionner pour pas cher, tu vas (statistiquement) te faire une maison un peu plus grande …
Si tu crois que y’a que les cow-boys pour réagir comme ça, va comparer la taille des chalets de vacances dans les alpes avec ceux des paysans de montagne qui vivaient là il y a un siècle …
La question de base reste : si tu « économise » de l’argent en achetant un produit/service qui consomme moins, que vas-tu faire avec le pognon ?
Ce n’est pas une bonne idée de faire porter le surcoût des énergies « propres » sur les énergies fossiles car les énergies « propres » ne le sont en général, elles sont juste *moins polluantes* (pensons par exemple au nucléaire). Du coup, il ne faut pas les subventionner, excepté peut-être la recherche et développement. En revanche, il faut taxer les énergies polluantes pour prendre en compte le coût qu’elles infligent et subventionner les actions de dépollution.
Avec un tel système, il ne faut pas s’étonner d’aboutir au paradoxe de Khazzoom-Brookes.
L’exemple le plus frappant est le bonus/malus écologique pour les voitures en France. Le principe était de taxer les voitures les plus polluantes tout en subventionnant celle qui pollue moins. Résultat, les ventes de voitures ont explosé et des gens qui n’aurait pas acheté de voitures en ont maintenant une.