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Au moins quatre commentateurs de mon article sur le mouvement perpétuel m’ont sorti le même argument: des scientifiques célèbres ont dit au XIXème siècle qu’il était impossible aux avions de voler, donc les scientifiques n’ont pas le droit d’affirmer que quelque chose est impossible, en particulier violer le premier principe de la thermodynamique. Donc le mouvement perpétuel est possible, CQFD.
Ca pose tout de même une question intéressante : qu’est-ce que la science considère comme réellement impossible ? Mais avant de tenter de répondre à cela, j’ai d’abord vérifié …
Qui est le c.. savant qui a dit « Les machines volantes plus lourdes que l’air sont impossibles« ?
Selon les sites que l’on consulte, cette bêtise est parfois attribuée à Simon Newcomb*, parfois à Lord Rayleigh et très souvent à Lord Kelvin. Après pas mal de recherches, la plus ancienne trace écrite de cette « citation » que j’ai pu trouver figure dans un bouquin de 1981 [2], où elle est attribuée à Kelvin. De même, sur cette page de citations sourcées de Kelvin, l’auteur indique qu’il n’a pas trouvé de source contemporaine de Kelvin. La wikipédia mentionne une variante fréquente « La réalisation d’une machine volante plus lourde que l’air est impossible », que Kelvin est censé avoir dit en 1895, sans source vérifiée non plus.
Il existe plusieurs autres citations authentifiées montrant que Kelvin ne croyait effectivement pas à l’aviation **, notamment
Je n’ai pas la moindre molécule de la foi dans la navigation aérienne autre que l’aérostation
gribouillé en 1896 dans sa réponse à Baden-Powell (ci-contre) qui lui proposait de rejoindre l’Aeronautical Society. Notez la première personne et la référence à (l’absence de) foi : ce n’est clairement pas un énoncé scientifique, et il n’y utilise pas le mot « impossible ».
Un texte reproduit et traduit à de multiples exemplaires sur le web attribue pourtant cette même citation à Lord Rayleigh, pour lequel je n’ai pas trouvé le moindre indice d’une citation « anti-vol ». Quant à Simon Newcomb, il n’a pas dit ça non plus. Au contraire, il écrit dans un article [1] en 1901:
Il est probable que le vingtième siècle est destiné à voir les forces naturelles qui nous permettront de voler de continent à continent avec une vitesse excédant largement celle des oiseaux.
Il semblerait donc qu’aucun de ces célèbres scientifiques n’ait dit que les avions étaient impossibles pour des raisons physiques ou théorique. Ils voyaient des animaux voler, et ils sont tous plus lourds que l’air. Leurs enfants jouaient avec des avions en papier et des cerf-volants. Ils connaissaient les vols planés des précurseurs comme Otto Lilienthal. Et comme ils savaient calculer, ils savaient aussi que voler avec les techniques de l’époque était extrêmement difficile, au point de dire peut-être « La réalisation … est impossible », et de passer pour des idiots quelques années plus tard.
L’échelle des impossibles
Mais il faut aussi être juste : Lord Kelvin a décrit correctement le zéro absolu des températures, qui est une véritable limite physique absolue. Ce n’est pas une « loi de Kelvin » ou un principe physique, c’est juste la conséquence de la compréhension de ce qu’est la température : une mesure de l'agitation thermique des molécules. Et quand elles ne bougent plus, cette agitation est nulle et la température ne peut pas être plus basse. La conséquence est qu’il est impossible que quelque chose soit plus froid que 0 kelvin.
Cette impossibilité est une véritable impossibilité physique, alors que l’impossibilité (supposée) de construire des avions en 1895 était une impossibilité technique. Il faut bien distinguer les deux. Et à la réflexion, je vois plusieurs autres « niveaux d’impossibilité » entre le « c’est pas possible » du fonctionnaire derrière son guichet et démonstration d’énoncés indécidables, comme l'hypothèse du continu dans la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel. Je commence par ça :
Les impossibilités mathématiques et logiques
Les théorèmes mathématiques prouvent l’impossibilité de toutes sortes de choses : il est impossible de trouver deux nombres entiers a et b tels que a/b = π, impossible que 1782¹² + 1841¹² = 1922¹² même si ça a l’air juste sur votre calculatrice, impossible de diviser un angle en trois angles égaux avec une règle et un compas [4] etc.
La solidité des démonstrations des théorèmes repose sur celle de deux éléments : les axiomes et la logique. Ces deux piliers des mathématiques ont été complètement reconstruits lors de la révolution de la logique mathématique du début du XXème siècle, vulgarisée notamment dans la BD Logicomix.
A cette époque, les logiciens ont formalisé mathématiquement leur propre langage. Grâce aux calcul des prédicats, une démonstration peut s’écrire comme une grosse formule que l’on peut évaluer sans risque de commettre des erreurs liées au langage humain. Voici par exemple une partie de la démonstration formelle que 1 + 1 = 2, datant de 1910 [3] :
Aujourd’hui, une partie des théorèmes les plus importants des mathématiques ont été formalisés ainsi, et leurs démonstrations vérifiées, souvent à l’aide de logiciels « assistant de preuve » [5].
Encore faut-il que les axiomes sur lesquels tout ceci est construit soient eux aussi solides. Et là, les mathématiciens ont eu une énorme surprise en 1931 lorsque Kurt Gödel démontra que, quels que soient les axiomes choisis , il existe toujours des énoncés « indécidables » qu’il est impossible de démontrer. Le cas le plus typique est celui des propositions se référant aux ‘axiomes eux-mêmes comme « cette proposition ne peut pas être démontrée avec les axiomes X ».
Le théorème d’incomplétude de Gödel démontre que cette proposition ne peut être ni vérifiée, ni infirmée à partir des axiomes X. On peut alors éventuellement ajouter quelques axiomes pour former un système d’axiomes W dans lequel la proposition peut être prouvée, mais alors il existe d’autres énoncés indémontrables dans W …
Par exemple, le théorème de Goodstein n’est pas démontrable avec les axiomes de Peano datant de 1889, mais l’est avec ceux de la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel (ZF ou ZFC) utilisés actuellement comme axiomes des mathématiques. Cependant, il est impossible de démontrer l'hypothèse du continu dans ZF.
Pour en savoir plus sur le théorème de Gödel et ses extraordinaires implications, je vous conseille cet excellent article de Science Etonnante.
Et comme cet article est en train de me prendre un temps fou et qu’il est déjà assez long, je vous donne rendez-vous très bientôt pour une suite consacrée aux impossibilités physiques et techniques.
Notes:
* Newcomb est le vrai découvreur de la Loi de Benford
** d’autres citations de Kelvin montrent qu’il admirait Tesla et croyait à l’ether.
Références
- Simon Newcomb « Is the airship coming ? » McClure’s Magazine, 17, September 1901, pp. 432-435 [pdf]
- Chris Morgan "Facts and fallacies: a book of definitive mistakes and misguided predictions" (1981) St. Martin's Press ISBN:0312279590 WorldCat Goodreads Google Books
- Alfred North Whitehead, Bertrand Russell "Principia mathematica" (1910) University Press ISBN: WorldCat Google Books p. 379 *54.43 : 1+1=2
- Ian Stewart, « Les théorèmes de l’impossible« , 2000, Pour la Science, No 268, pp. 92–93
- J.-P. Delahaye, « Du rêve à la réalité des preuves« , 2011, Pour La Science, No. 402, p. 90, 2011 [texte sur interstices]
6 commentaires sur “Les impossibles 1”
Réalisation d’une machine plus lourde que l’air impossible.
À l’époque où cette prédiction est censée avoir été effectuée, les moteurs de puissance couramment utilisés étaient tous à vapeur et chauffés au charbon. Il n’est pas exclu que l’impossibilité ait concerné la réalisation de toute machine volante fondée sur cette technologie précise : poids de la machine, de l’eau à emporter, et du charbon. Rappelons que la réussite des premiers vols de Clément Ader (moteur à vapeur, je crois) restent contestés en particulier à cause de l’effet possible du vent et n’ont pas eu de suite, contrairement à celui des frères Wright.
Encore ce vol des frères Wright fut-il bien symbolique, puisque sa distance était inférieure à l’envergure d’un A320 actuel 🙂
Je m’abonne ici aussi en attendant la notification de la suite !
Et attention à ne pas se faire déborder par la fatigue d’aller rechercher les sources primaires ! Cela dit, très beau geste ! 🙂
Bel article très intéressant!
Voici un complément un peu hors sujet mais quand même relié à la notion relative d’impossible: je vous conseille le très bel essai d’Isaac Asimov sur « relativity of wrong » (en anglais):
http://chem.tufts.edu/AnswersInScience/RelativityofWrong.htm
L’attribution à Newcomb est assez correct. Newcomb a bien fait une série de déclarations qui résumées de façon partielles et partiales reviennent à bien dire que la réalisation d’une machine plus lourde que l’air n’est pas possible. Sauf qu’en lisant plus attentivement, il a aussi déclaré qu’avec des innovations, et des technologies nouvelles on finirait surement par y arriver, et que l’un des plus gros problème qu’il voyait n’était pas sur comment faire voler une machine, mais plutôt comment ensuite l’arrêter sans tomber à pic, n’ayant pas les connaissances nécessaire pour imaginer qu’un profil d’aile bien conçu pouvait permettre à basse vitesse de garder pendant une courte durée suffisamment de portance pour réaliser un atterrissage en douceur.
Heureusement quand même que les pionniers de l’aviation n’ont pas passé trop de temps à lire Newcomb et ont cherché comment résoudre en pratique le problème que la théorie ne permettait pas de résoudre avec les moyens disponibles.
Il y a une différence me semble-t-il entre l’impossible conçu comme un impensé technique ou conceptuel à des époques où la science est balbutiante, voire confondue avec une idéologie et les impossibles mathématiques que vous décrivez.
ce teasing !
😉