C’est le thème du « Pour la Science » No 397 de Novembre 2010, qui vaut vraiment la peine que vous vous précipitiez dans le kiosque le plus proche. Vous y retrouverez des idées et auteurs déjà mentionnés sur « Dr. Goulu » ou sur « Philosphie du Temps« , plus de nombreux autres.
Dans « L’instant présent, unique mais banal », Étienne Klein montre le statut très particulier du présent par rapport au passé et au futur. Physicien suivant une approche essentiellement philosophique et citant notamment « The unreality of time » de McTaggart, Klein introduit de façon assez convaincante sa conception « présentiste » du temps, selon laquelle seul le présent existe.
L’article de Craig Callender intitulé « Le temps-est-il une illusion ? » est un pont dans l’autre sens entre physique et philo, car Callender est prof de philo mais ‘appuie son discours sur de nombreuses notions de physique. J’ai un peu de la peine à le suivre cependant lorsqu’il prétend que « le temps est passé à la trappe en 1915 » lorsqu’Albert a montré qu’il n’existait pas UN temps absolu, ni plus loin lorsqu’il montre qu’une « tranche » d’espace-temps coupée perpendiculairement au temps est plus cohérente et simple qu’une tranche coupée parallèlement au temps. Il me semble que ça doit résulter tout bonnement du fait que dans l'espace de Minkowski, le temps est une dimension imaginaire d’une part, et que d’autre part ce que nous appelons « présent » est une coupe cônique dans le bloc du passé…
Egalement, lorsque Callender affirme que l'équation de Wheeler-DeWitt est dépourvue de variable temporelle, il me semble qu’il va un peu vite. Pour le peu que j’en aie compris, cette équation décrit toutes les probabilités qu’un Univers dans un état donné passe dans un autre état. Elle décrit donc tous les univers possibles en même temps, ce qui la rend populaire auprès des adeptes des univers parallèles, multiples, superposés et autres mousses d’univers. Mais pour décrire l’évolution du seul Univers dans lequel j’ai le plaisir de vivre, il faut décrire les corrélations entre les événements que nous observons, et comme le reconnait tout de même Callender, il est pratique de « définir une entité nommée temps et tout y relier ». Callender voit ce temps comme purement virtuel, fictif, peut être parce que la notion de seconde ou de durée est effectivement absente des lois de la physique. Pour ma part, je me demande si ce n’est pas simplement un problème d’unité.
A noter que Callender avait participé aux concours d’essais fq(x) sur « La Nature du temps » avec « What makes time special« .
Dans « la disparition du temps en relativité », Marc Lachièze- Rey détaille un peu mieux la profonde remise en question du temps induite par la théorie d’Albert. L’article montre de façon convaincante que la notion de durée n’a plus de sens depuis 1905. Selon la fin de l’article « la relativité à définitivement condamné la plupart des propriétés du temps et des notions qui s’y rapportent. Il y a toutes les raisons de penser que cette disparition est fondamentale » alors que le passage mis en évidence dans le journal est « il y a toutes les raisons de penser que la disparition du temps est fondamentale », ce qui me semble un raccourci rapide.
Si la relativité a remis en question les notions de simultanéité et de chronologie, c’est en conférant au temps le statut assez rigoureux de dimension dans l’espace de Minkowski… S’il est aujourd’hui possible de formuler une théorie sans temps, voire sans métrique, il me semble qu’il reste à la valider par des observations avant d’enterrer le temps lui-même…
Les auteurs précédents se réfèrent à plusieurs fois à Carlo Rovelli, qui signe l’article « s’affranchir du temps » après « Forget Time » présenté au concours fq(x). Ce professeur de physique à l’Université de Marseille explique bien pourquoi l’existence même du temps est remise en question : « je suis convaincu que pour conceptualiser la temporalité, le devenir et l’évolution d’une manière qui soit compatible tant avec la mécanique quantique qu’avec la relativité générale (…) la meilleure option est d’abandonner la notion de temps toute entière. » Mais Rovelli reconnaît qu’après avoir supprimé le temps pour permettre la fusion des deux théories les plus solides de la physique du point de vue mathématique, il faut pouvoir expliquer notre perception évidente de ce que nous nommons « temps ».
Rovelli commence par distinguer deux classes de phénomènes physiques : ceux dans lesquels le temps peut être inversé sans difficulté, comme le mouvement des planètes et autres systèmes mécaniques, et ceux dans lesquels le temps est irréversible, essentiellement dans les phénomènes thermodynamiques. Il présente ensuite sa conception du « temps thermique », selon laquelle notre sensation d’écoulement du temps est provoquée par les lois de la thermodynamique. J’aime beaucoup cette idée pour ses points communs avec mon intuition.Le point qui me perturbe, c’est justement cette distinction trop nette entre phénomènes réversibles et thermodynamiques. Un jeu de billard, c’est mécanique ou thermodynamique ? Les orbites des planètes, ça à l’air mécanique, mais à long terme, les galaxies ça bouge pas mal… L’approche de Rovelli permet-elle de décrire aussi bien les phénomènes évoluant en microsecondes que ceux étalés sur des millions d’années ? Il faudrait que je lise « Thermal time and the Tolman-Ehrenfest effect : temperature as the ‘speed of time‘ » pour aller plus loin. (voir aussi « temps de tomita »)
Cette question cruciale de la réversibilité de certains phénomènes et de l’irréversibilité d’autres est abordée par Roger Ballan dans « le paradoxe de l’irréversibilité ». Il y fait le lien entre la « flèche du temps », la thermodynamique et la théorie de l’information en considérant un gaz formé de N particules confinées dans un volume A puis libérées dans un volume B double, et en montrant que l’augmentation d’entropie chère à Boltzmann correspond à une incertitude croissante sur l’état des N particules.

Je suis resté un peu sur ma faim à la fin car j’espérais un développement de ce lien pour aboutir à une véritable proposition sur la nature du temps.
Le « présent » ne pourrait-il pas être une sorte de « transition de phase » où l’information probabiliste sur le futur se « condense » en certitude sur le passé ? Dans cette vision « no-futuriste » qui est la mienne actuellement, la mécanique quantique décrirait en quelque sorte cette condensation limitée à la surface d’un bloc d’espace-temps qui croît en figeant l’information.
Suit un passionnant article de Marie-Hélène Schune : « Du sens du temps à la violation de la symétrie CP ». (Pour une introduction au sujet, ne manquez pas de (re-) lire mon article « MIROIR | ЯIOЯIM » dont je suis très fier mais qui n’a reçu que peu d’écho, à mon grand désespoir ). Mme Schune travaillant au LHCb du CERN** (), son article parle beaucoup d’antimatière*, donc de la faible rupture de la symétrie CP. Mais elle explique aussi que la rupture de la symétrie T, donc la direction de la « flèche du temps », est fondamentalement liée à la CP (puisque la symétrie CPT est absolument conservée). Si je comprends bien, dans un Univers parfaitement symétrique, non seulement la matière et l’anti-matière se seraient annihilés mutuellement au moment du Big Bang, mais le temps n’aurait alors même pas commencé à s’écouler, donc il n’y aurait pas eu de Big Bang…
« Mesurer le temps avec des atomes » de Christophe Salomon est un régal pour les suisses ou tous autres passionnés d’horlogerie. Il y explique le fonctionnement des horloges atomiques au césium actuelles, utilisées pour la définition même de la seconde ainsi que dans les GPS, puis décrit les horloges optiques en développement, qui atteindront des précisions encore supérieures pour des applications plus nombreuses et variées qu’on ne l’imagine.
« Les paradoxes temporels » de Philippe Boulanger décrit les diverses variantes de scénarios rencontrés dans les romans et films de voyages dans le temps, ainsi que d’autres paradoxes célèbres liés au temps comme « Achile et la Tortue« . Cet article m’a rappelé une réflexion que je m’étais faite en lisant l’excellent « Au pays des paradoxes » de Jean-Paul Delahaye : le temps joue un rôle crucial dans tous les paradoxes, et d’ailleurs en logique, où tous les énoncés se font par étapes, au cours d’un temps très quantifié. Il y a aussi peu de paradoxes « à temps continu » que de raisonnements réversibles dans le temps. Faut que je demande à Baptiste ce que le philosophe en pense.
Enfin Paul Davies pose LA bonne question : « Peut-on créer une machine à remonter le temps ? » reprise de son livre dont j’ai déjà causé. Certes la machine envisagée par Davies nécessite une technologie beaucoup plus avancée, de l’énergie en quantité phénoménale et l’accès à diverses bricoles telles qu’un trou noir, mais son propos est de montrer que c’est en théorie possible, pour autant que nous vivions dans un univers-bloc strict (où le futur existe au même titre que le passé et où tout est donc prédéterminé, le libre-arbitre étant une illusion due à notre ignorance) où que nous vivions à la surface d’un bloc no-futuriste.
Et c’est là que je vois l’intérêt de la « proposition » de Paul Davies : elle va dans la direction d’une vérification expérimentale de la nature du temps. On pourra peut-être concevoir bientôt une expérience de physique permettant de départager éternalistes et présentistes. Ce ne sera peut-être pas mon double surgissant d’une spirale colorée pour me serrer la pince, mais peut-être juste une particule piégée dans une « boucle de genre temps », ou une réalisation subtile d’un diagramme de Feynman en boucle, mais au moins on saura…
C’est d’ailleurs ce qui m’a frappé dans cet excellent « Pour la Science » : les défenseurs du temps sont plutôt des expérimentateurs, alors que les théoriciens sont plutôt enclins à l’éliminer parce que sa simplifie les équations de la gravitation quantique à boucles.
Dans ce contexte, j’aurais bien aimé que Sean Carroll écrive aussi un article dans ce journal. Sean tient l’excellent blog « Cosmic Variance » qui m’a lancé sur le sujet du temps, et son essai « What if Time Really Exists ? » a remporté un prix au concours fq(x). Il défend le temps dans une discussion d’une heure avec Craig Callender et dans « Against Space », une récente présentation où il se livre au même jeu que les présentistes, mais à l’envers : il élimine mathématiquement l’espace des équations de la physique et montre que tout est plus simple et cohérent en ne gardant que le temps comme dimension fondamentale 🙂
Ce « Pour la Science » contient encore d’autres articles, notamment sur le temps biologique, neurologique ou en ethnologie, mais si j’avais attendu de les lire avant d’écrire cet article, il n’y aurait plus eu de numéros en kiosque, alors courez !
Notes:
*Le CERN vient d’ailleurs de réaliser une importante avancée dans l’étude de l’antimatière en parvenant à conserver de l’anti-hydrogène pendant 1/10ème de seconde
** Chouette video de Marie-Hélène Schune, en particulier le passage sur la direction de recherches
12 commentaires sur “Le temps est-il une illusion ?”
génial , ça va me faire plein de trucs interessants à lire. moi qui trouvais justement que l’idée de temps est acceptée de tous sans plus y réfléchir. Après tout, la mesure des secondes est faite sur des mouvements réversibles de particules. Enfin, je ne m’étale pas trop vu le peu que je connais du sujet 😀
« Le « présent » ne pourrait-il pas être une sorte de « transition de phase » où l’information probabiliste sur le futur se « condense » en certitude sur le passé ? Dans cette vision « no-futuriste » qui est la mienne actuellement, la mécanique quantique décrirait en quelque sorte cette condensation limitée à la surface d’un bloc d’espace-temps qui croît en figeant l’information. »
C’est la première fois que je lis cette « vision ».
Voilà qui pourrait faire l’objet d’un article ?
Est-ce que la production de celui-ci ne sera qu’une cristalisation ?;)
Et s’il y a transition de phase, c’est sans doute dans le sens d’un « refroidissement ». Quel est la grandeur qui décroit ? T ?
Merci pour vos articles.
Désolé, j’ai longtemps réfléchi à la réponse, puis oublié de l’écrire, et maintenant que je le fais ça devient assez volumineux pour en faire un article, mais comme c’est plus une intuition personnelle qu’une théorie scientifique bien référencée, ça restera un commentaire…
La température de l’Univers décroit parce qu’il se dilate, donc il existe une relation directe l’âge « global » de l’Univers et sa température « moyenne », et cette relation est fort intéressante d’ailleurs.
Mais pour le temps « local et relatif », la température ne convient pas, il faut baser le temps sur une notion « locale » aussi. Et justement, l’entropie est une notion locale : le second principe de la thermodynamique est valable dès que 2 particules se rencontrent. Ainsi Rovelli définit son « temps thermique » par la direction de l’augmentation d’entropie.
Et comme l’instant présent n’a rien de particulier si on considère l’entropie, Rovelli & co disent que seul le présent existe, que l’écoulement du temps n’est qu’une apparence.
Mais moi j’ai de la peine à concevoir comment l’information peut se transmettre à une vitesse de la lumière constante dans un présent évoluant par des équations d’état locales et thermodynamiques. Et comme d’autre part l’entropie est très liée à l’information (voir ça en français et ça, plus complet, en anglais) comme le montre merveilleusement le « Démon de Maxwell« , il me semble qu’on pourrait sans trop de difficultés difficulté substituer le « temps thermique » par un temps « informatique » qui s’écoulerait dans le sens de l’accroissement maximal de l’information, le même que celui défini par l’entropie.
A une différence près, mais que je ne peux pour l’instant justifier que par une intuition (Werner! à l’aide !) , c’est que l’information future (à l’intérieur du cône de lumière « futur » a une forme différente de celle du cône « passé », puisque la physique quantique nous dit que l’information sur le futur est définitivement probabiliste, alors que les archéologues certifient que l’information sur le passé est mieux définie…
D’où ma « vision no-futuriste » où le passé serait un bloc d’informations figées, et le présent serait la surface de ce bloc sur laquelle l’information future « gazeuse/probabiliste » se condenserait dans la direction du gradient maximum d’information, la même que celle du temps thermique.
Je me rappelais vaguement avoir vu quelque chose sur cette idée d’univers qui « cristallise » le passé (ce n’est pas de moi…), et je l’ai retrouvé : c’est l’essai « On The Flow of Time » de George F R Ellis présenté au concours FQXi et discuté ici
génial , ça va me faire plein de trucs interessants à lire.
moi qui trouvais justement que l’idée de temps est acceptée de tous sans plus y réfléchir. Après tout, la mesure des secondes est faite sur des mouvements réversibles de particules.
Enfin, je ne m’étale pas trop vu le peu que je connais du sujet 😀
La différentiation entre mécanique (réversible) et statistique (irréversible) n’est pas nouvelle. Schrödinger en parle dans son essai « What Is Life? ». Il y explique d’ailleurs, avant la découverte de l’ADN, que la vie a forcément du trouver un moyen de stockage de l’information microscopique ayant une horloge de type mécanique (réversible).
Oh, merci pour ce commentaire, je n’avais pas fait le lien avec ceci, mais c’est effectivement très intéressant !
Tout à fait d’accord avec toi Dr Goulu, ce numéro de Pour la Science est vraiment passionnant (et ton article Miroir/miroir aussi était très bien, une référence même!)
Pour ma part, j’ai vraiment aimé cette idée de faire disparaître la variable temps des équations, car ça m’a permis de (croire) comprendre intuitivement le paradoxe du début du temps. Je comprends cette élimination de la manière suivante (article de Rovelli): ce qu’on appelle « temps » est simplement considéré comme une manière commode de désigner l’enchainement d’événements perçus comme simultanés. Le rythme auquel ils s’enchainent n’a pas forcément de sens, si ce n’est de le ramener à des rythmes familiers (nos battements de coeur, les jours, les saisons etc).
Du coup, on peut parler de Big Bang sans se poser la question « qu’y avait-il avant »; il suffit d’imaginer que si l’on pouvait remonter le temps jusqu’à proximité de ce moment-là, on observerait comme un ralentissement exponentiel du rythme des événements, au point qu’un milliardième de milliardième de seconde semblerait une éternité… Et on n’arriverait jamais à l’origine du temps 0, un peu comme la flèche de Zénon qui n’atteint jamais son but…
Bon ce que je raconte est sans doute confus, mais ça m’a aidé à y voir plus clair 😉
C’est marrant, c’est exactement comme cela que j’imagine l’échelle du temps. Aussi proche qu’on pense être de l’instant 0, il reste une infinité de temps à parcourir. C’est comme pour un gosse de 3 mois: pour lui, trois mois lui semble une éternité.
Salutations,
Je n’ai pas encore lu l’article de Boullanger, donc pour l’instant pas de réponse à ce sujet.
Une simple remarque le non-futurisme dans un sens restreint est une thèse ontologique, existentielle, qui affirme que les entités passées et présentes existent contrairement aux entités futures qui n’existent pas. Au sens plus large (synonyme de growing block theory) tu ajoutes l’idée d’un passage objectif du temps, marqué par le grossissement du bloc passé-présent.
Ton écoulement du temps marqué par une condensation de l’information pourrait être compatible avec le présentisme (toute l’information existe dans le présent, même si c’est seulement,l’information qui décrit le présent qui est condensée). Et dans une théorie A éternaliste (passé présent et futur existent, mais il existe un authentique écoulement du temps avec un présent spécial), de même, le privilège du présent pourrait résulter de cette condensation, l’écoulement du temps serait alors marqué par la « transition de la condensation ».
Je ne connais pas cette position que tu évoques, mais je ne vois en tout cas pas en quoi elle est spécialement non-futuriste ?
Ce que tu appelles variante du « no-futurisme » me semble être une position qui est compatible non seulement avec le non-futurisme, mais avec le présentisme (seul ce qui est présent existe) et l’éternalisme (ou théorie de l’univers-bloc : passé, présent et futur co-existent).
Deuxième chose : l’idée que l’univers-bloc est incompatible avec le libre-arbitre est tout simplement fausse. Il s’agit d’un sujet délicat, mais disons qu’il est critiquable d’affirmer que parce que quelque chose existe, elle est en dehors de tout contrôle. Si tu es non-futuriste par exemple, tu penses que le passé existe, et que dans ce passé tu fais des choix libres. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le futur ?
Bien à toi,
Baptiste
S’intéresser au temps quand on s’appelle Callender, c’est avoir un sacré sens de l’humour…
C’est mignon 🙂