« La raison du plus fort est toujours la meilleure » n’est pas tirée de l’oeuvre de Charles Darwin. C’est dans « Le Loup et l’Agneau » de Jean de la Fontaine, écrit deux siècles et demi avant l’Origine des Espèces. Pourtant le grand public et même la presse associe toujours Darwin avec l’idée que « seuls les plus forts survivent dans une nature cruelle. » C’est faux. Et en plus c’est très dangereux.
Faux parce que les notions de « force » ou de « supériorité » sont quasiment absentes du texte intégral de l’ « origine des espèces ». Darwin n’utilise ces mots qu’en relation avec la « sélection artificielle » opérée par les éleveurs de chevaux en particulier. D’ailleurs Darwin ne s’intéresse que peu aux individus, et beaucoup aux espèces, comme on le voit dans le « Wordle » ci-dessous formé avec les mots les plus fréquents de son livre*
A part « espèces », les mots clés de l’oeuvre de Darwin concernent la variété, le nombre et la diversité des espèces, et bien sur, la « sélection naturelle ». C’est cette notion clé qui est trop souvent mal comprise. Darwin la distingue de la « sélection artificielle » qui poursuit un but, et de la « sélection inconsciente » qui fait qu’on garde les chatons les plus mignons d’une portée et euthanasie les autres:
J’ai donné à ce principe, en vertu duquel une variation si insignifiante qu’elle soit se conserve et se perpétue, si elle est utile, le nom de sélection naturelle, pour indiquer les rapports de cette sélection avec celle que l’homme peut accomplir.
La sélection naturelle c’est la « survie du plus apte » n’est ce pas ? Encore faux! Cette citation est de Herbert Spencer, mais Darwin la reprend trop volontiers, inconscient du danger:
Mais l’expression qu’emploie souvent M. Herbert Spencer : « la persistance du plus apte » (survival of the fittest), est plus exacte et quelquefois tout aussi commode.
Le problème est que Herbert Spencer était un disciple de Lamarck : il croyait en l’hérédité la persistance des caractères acquis, donc que l’évolution était « dirigée » vers une amélioration des espèces. C’est en fait Spencer qui donna naissance au « Darwinisme social » dont s’inspirèrent hélas des idéologies meurtrières pour justifier l’extermination de « races inférieures ». Ce désastre n’est pas terminé, quoique heureusement à une autre échelle, puisque les cré(a)ti(on)nistes n’hésitent pas à faire des amalgames horribles **.
C’est pourquoi il est dangereux de résumer faussement le travail de Darwin en lui attribuant des citations de La Fontaine ou de Spencer.
Mais alors qu’a réellement apporté Darwin ? Il ne revendique même pas réellement la paternité de l’idée de « sélection naturelle », qu’il cède volontiers à d’autres auteurs dès l’introduction de son livre, en particulier
Le docteur W.-C. Wells, en 1813, adressa à la Société royale un mémoire sur une « femme blanche, dont la peau, dans certaines parties, ressemblait à celle d’un nègre », mémoire qui ne fut publié qu’en 1818 avec ses fameux « Two Essays upon Dew and Single Vision ». Il admet distinctement dans ce mémoire le principe de la sélection naturelle, et c’est la première fois qu’il a été publiquement soutenu
Si je devais résumer en un seul mot l’apport de Darwin aux idées qui avaient déjà cours à son époque, je dirais « hasard« . Darwin est très prudent lorsqu’il avance cette idée:
Le hasard, pourrions-nous dire, pourrait faire qu’une variété différât, sous quelques rapports, de ses ascendants ; les descendants de cette variété pourraient, à leur tour, différer de leurs ascendants sous les mêmes rapports, mais de façon plus marquée.
Ainsi, la sélection naturelle de Darwin s’oppose à la sélection artificielle, et surtout au « Darwinisme social » de Spencer car elle ne présuppose pas de but. Il n’y a pas de notion qualitative d’un « progrès » des espèces, seulement leur adaptation continue à un environnement lui même changeant. Mais le hasard introduit par Darwin permet surtout l’apparition de « nouvelles espèces », parfois en plus grand nombre que celles qui disparaissent:
Si donc on suppose que notre diagramme représente une somme considérable de modifications, l’espèce A et toutes les premières variétés qu’elle a produites, auront été éliminées et remplacées par huit nouvelles espèces, a14 à m14 ; et l’espèce I par six nouvelles espèces, n14 à z14.
L’Origine des Espèces est en fait une première ébauche d’explication de la diversité biologique. Pour Darwin l’Evolution n’est pas le but de la Création (il était clairement croyant), mais son moteur, expliquant pourquoi il y a de multiples espèces là ou une seule aurait pu suffire à Dieu:
Le comté de Cambridge, pourtant si uniforme, possède 847 espèces de plantes, et la petite île d’Anglesea, 764 (…) Dans les îles Galapagos, on trouve vingt-six espèces d’oiseaux terrestres, dont vingt et une, ou peut-être même vingt-trois, sont particulières à ces îles, tandis que, sur onze espèces marines, deux seulement sont propres à l’archipel.
Si « la raison du plus fort était la meilleure », il n’y aurait plus d’agneaux, puis les loups mourraient de faim. Pour Spencer, le mouton est destiné à se faire tondre. Pour Darwin, les loups pas assez féroces meurent de faim à côté des moutons, à moins qu’ils ne deviennent des chiens de berger …
Notes:
* le Wordle est fait à partir à partir du texte anglais, parce que Wordle n’élimine pas bien les mots sans intérêt dans la version française
** désolé pour ce lien, mais ça pourrait devenir une Google Bomb …
Aucun commentaire “Ce que Darwin n’a pas dit”
Cet article a été republié sur le tout nouveau blog du C@fé des Sciences consacré à Darwin 2009
@ all
Non, la transmission des caractères acquis n’est pas de Lamarck, même s’il y souscrit de façon non ambiguë (et à tort); l’idée date probablement d’Aristote (pas obligatoirement d’Aristote).
Néanmoins
.
Comme je le disais, on peut jouer avec les mots, ou diluer le message dans ce qui s’est passé après Lamarck, ou la notion d’espèce, ça ne change rien quant à la transmission des caractères acquis.
Salut Oldcola
L’hoire des sciences montre que l’hérédité a té inventé postérieurement à Lamarck : Haeckel (comtemporain de Darwin) et Weismann qui a théorisé le génome (qu’il appelait plastidules) la non conservation des caractères acquis.
Donc dire que persistance”, “subsistance”, “conservation” signifient transmission héréditaire revient à faire de Lamarck, en plus d’inventeur de la théorie de l’évolution, de l’hérédité.
En réalité Lamarck voyait une continuité des espèces, la classification étant pour lui un moyen arbitraire et pratique d’étude. Il a découvert que les espèces se transformaient au cours du temps, « évoluaient » pour s’adapter, mais il n’a jamais pu expliquer comment.
« Les moyens dont la nature se sert pour conserver et perfectionner tout ce qui a été acquis dans l’organisation »
« Assujetties aux changements de circonstances qui n’ont pu avoir lieu à leur égard, quoiqu’avec une extrême lenteur, [les espèces ont] changé de caractère et de forme par la suite du temps. »
« Je dis que [les animaux] forment une […] série rameuse, qui n’a point de discontinuité dans ses parties, du moins, n’en a pas toujours eu, s’il est vrai qu’il s’en trouve quelque part par suite de quelques espèces perdues »
« Comparativement aux durées que nous regardons comme grandes dans nos calculs ordinaires, il a fallu, sans doute, un temps énorme et une variation considérable dans les circonstance qui se sont succédées, pour que la nature ait pu amener les animaux au degré de complication et de développement où nous la voyons dans ceux qui sont le plus parfaits »
« La cause qui compose progressivement l’organisation a du éprouver diverses déviations dans ses produits, parce que ces produits sont sont souvent dans le cas d’être changés par une cause étrangère qui agit sur eux avec une puissante efficacité » (il a tourné autour du pot sans trouver)
« L’organisation des animaux, dans sa composition croissante, depuis les plus imparfaits jusqu’aux plus parfaits, n’offre qu’une gradation irrégulière, dont l’étendue présente quantité d’anomalies ou d’écarts qui n’ont aucune apparence d’ordre dans leur diversité. » (bis)
Salut,
@ all :
Je ne joue pas au moralisateur et je ne vois pas ce que ce chieur de Dawkins vient faire dans la discussion (même si je l’aime bien ce chieur, il me semble hors sujet ici).
Lamarck parle bel et bien de « persistance », « subsistance », « conservation » dans les nouveaux individus reproduits de tout ce que les suites de la vie avaient fait acquérir dans l’organisation de ceux qui leur ont transmis l’existence.
C’est suffisamment clair, pour moi en tout cas, pour ne pas avoir besoin d’exégèse.
dammit!
@Benjamin : vérification faite, cette phrase est communément attribuée à Darwin, mais on n’en retrouve pas la source… (voir ici et là).
Saleté d’internet, il faut encore plus se méfier des citations comme de la peste 😉
Il me semble que Darwin a bien écrit :
« it is not the strongest of the species that survives, nor the most intelligent that survives. It is the one that is the most adaptable to change »
… ce qui est plutôt bien vu, et ferait taire nombre de ses détracteurs
@all : oui, tu as raison, j’ai tapé « hérédité » alors que j’avais bien lu « persistance », donc j’ai corrigé. Ce paragraphe était consacré à Spencer plus qu’ à Lamarck, et j’ai certainement mixé les deux un peu rapidement. Je me disais bien qu’avec tous les lecteurs biologistes du C@fé je prenais des risques…
Pour info, ce post fait suite à un échange de mail avec une journaliste de l’excellente émission « Impatience » de la Radio Suisse Romande suite à une introduction un peu hasardeuse de la théorie de Darwin.
Lamarck a théorisé sur la durée et l’histoire dans la transformation des espèces. On ne parlait pas encore d’évolution. On ne parle pas encore de caractères acquis, puisqu’on ne faisait pas de différence entre ce qui était bâti et le plan de construction. La séparation entre le germen et le soma date de Weismann puisque les travaux de Mendel ont été redécouverts au début du XXème. De même que l’idée de la non-transmission des caractères acquis, Weismann structurant et canonisant de fait le matériel génétique en en plaçant hors du temps et de l’histoire : cela a vite été intégré dans le darwinisme.
Avec Lamarck je ne joue pas sur les mots, mais quand il parle de « moyens » de la nature c’est faire une mauvaise lecture que d’y coller le concept d’hérédité qui n’existait pas de son temps. Il faut lire Lamarck avec l’esprit de son temps et ne pas jouer aux moralisateurs comme la fait ce chieur de Dawkins.
Salut,
Il a beau ne pas utiliser le mot hérédité, il parle bel et bien de « persistance » des caractères acquis et de « conservation dans les nouveaux individus reproduits » [voir notes de lecture].
On peut jouer sur les mots, certes…
Plus marqué la notion « d’espèce » à découvrir en lisant le relativement long exposé sur la question du chapitre « De l’Espèce parmi les Corps vivants, et de l’idée que nous devons attacher à ce mot », où Lamarck justifie en partie sa vision de la non discontinuité des espèces. Difficile de croire qu’il discute une notion inexistante, n’est-ce pas ?
Ou alors on ne fait pas confiance à ce qu’il a écrit lui-même, pour le représenter 😉
« [Lamarck] croyait en l’hérédité des caractères acquis »
Deuxième légende, car c’est ce que Lamarck n’a jamais écrit, vous faites avec cet auteur les mêmes erreurs que d’autres avec les rajouts apocryphes sur Darwin. D’ailleurs à l’époque de Lamarck l’hérédité n’existait pas, sauf dans son acception sociale (héritage) ou péjorative par analogie (on héritait de la tuberculose et de l’alcoolime). La théorie de Lamarck portait sur une continuité des espèces, qu’il n’a jamais pu expliquer. Darwin a, lui, donné une explication (la sélection).
Le premier à avoir conceptualisé la discontinuité des espèces fut l’allemand Haeckel, inventeur du mot « écologie », reliant taxonomie, phylogénèse et ontogénèse, et créant le premier concept de mémoire transmissible avant la génétique. Haeckel était contemporain de Darwin.
La « darwiniwme social » (cf Galton) a commencé avant Darwin avec Malthus et le pasteur Townsend, et il est un pur produit anglo-saxon (relire Dickens), culture qui aime par dessus tout la concurrence, le jeu et le hasard avec le succés qu’on leur connait . Une civilisation où lire la génèse de la façon la pus littérale est une chose commune