Comme chaque année, les Goulus ont quitté leur habitat naturel pour explorer un autre coin de cette belle planète. Cette fois nous avons visité les Andes en passant trois semaines à plus de 3000 m d’altitude, en y montant avec le mythique « train de Tintin » qui va en 12 heures de Lima (au bord de la mer) à Huancayo à 3250 m d’altitude en passant par un col situé à 4800 m, la hauteur du Mont-Blanc.
Là nous avons pu constater que nous avions la chance de ne pas être trop atteints par le mal aigu des montagnes, juste un peu essoufflés et somnolents. Par contre bon nombre de passagers ne se sentaient pas bien du tout, et une dizaine ont même du être secourus par l’infirmière du train, bien pourvue en bouteilles d’oxygène… Mais nous avons aussi constaté que cette infirmière, le personnel du train et les autres indigènes que nous avons vu travailler à plus de 4000 m étaient en pleine forme. Est-ce juste une question d’habitude ?
Comme le savent les alpinistes, on peut s’entraîner à l’altitude, c’est même absolument indispensable si on espère atteindre des sommets himalayens ou andins comme l’Aconcagua qui frise les 7000 m. Lorsqu’on monte en altitude, la quantité d’oxygène contenue dans chaque volume d’air inspiré diminue d’environ 10% pour 1000 m : à 4000 m, on ne dispose plus que de 60% de l’oxygène disponible au niveau de la mer. Le corps réagit automatiquement et presque instantanément au manque d’oxygène en:
- accélérant le rythme cardiaque
- accélérant le rythme de la respiration. Selon les spécialistes, il faudrait remplacer ce réflexe par une respiration volontairement plus profonde à cadence normale.
Si ça ne suffit pas à rétablir une oxygénation normale, le corps va commencer à produire plus de globules rouges, donc plus d'hémoglobine pour que le sang puisse transporter plus d’oxygène, mais ce n’est pas forcément une bonne réaction car ça rend le sang moins fluide, ce qui provoque hypertension, maux de tête, acouphènes, voire accidents vasculaires cérébraux. Bref, ça peut suffire pour conquérir un sommet ou passer quelques semaines de vacances en altitude, et c’est aussi utilisé par les sportifs pour redescendre de la montagne avec un taux de globules rouges « naturel » au lieu d’utiliser de l'EPO, mais à long terme ce n’est pas idéal.
Car rester longtemps en altitude, ce n’est pas bon du tout pour nous autres, humains des plaines. Selon une étude [1], c’est particulièrement net pour les femmes enceintes : au dessus d’environ 2500m elles souffrent fréquemment d’hypertension, d’hémorragies voire de Pré-éclampsie et accouchent de bébés moins gros, souvent prématurément, et toutes ces complications résultent en morts maternelles nettement plus fréquentes.
Pourtant il y a environ 140 millions d’humains qui vivent au dessus de 2500 m principalement dans l’Himalaya, les Andes et sur les hauts plateaux de l’Ethiopie qui ne souffrent pas de ces problèmes qui auraient pu empêcher leurs ancêtres d’occuper ces régions.
Comme je l’ai découvert dans un article de la Wikipédia très complet [2] que j’ai presque fini de traduire en français [3], la réponse, ou plutôt les réponses sont : évolution(s) de l’espèce humaine.
En effet, on sait depuis relativement peu de temps que les Sherpas de l’Himalaya, les Quechuas et les Aymaras des Andes ainsi que les Amharas* des hauts plateaux éthiopiens ont des gènes particuliers qui leur permettent de vivre normalement à haute altitude. En fait, l’adaptation des humains à la haute altitude est un des exemples les plus marquants que l’évolution darwinienne s’applique aussi aux humains, et assez vite. Et ce qui est le plus intéressant, c’est que les trois solutions trouvées par la sélection naturelle pour les différentes populations montagnardes ne sont pas les mêmes [2,3,4]:
- Les habitants des Andes sont assez petits, mais possèdent des poumons plus grands que nous, avec une plus grande surface alvéolaire. Ils ont aussi un peu plus de globules rouges, mais surtout leur hémoglobine fixe plus d’oxygène que pour nous grâce à une modification du gène EGLN1 Malgré environ 11000 ans d’adaptation, il arrive que des Quechuas ou des Aymaras souffrent de l’altitude. En examinant ces personnes, on s’est aperçus que les gènes SENP1 et ANP32D jouent un rôle dans l’adaptation à l’altitude
- Les Tibétains possèdent aussi un gène EGLN1 modifié, mais surtout un gène EPAS1 différent depuis 3000 ans seulement. Leur version de ce gène est communément appelée « gène du super athlète », et on vient de soupçonner qu’il est hérité des Denisoviens [5]. Ce gène limite la production de globules rouges ce qui leur évite les problèmes d’hypertension et associés mentionnés plus haut. Pour s’adapter, les Sherpas ont surtout un système circulatoire plus développé, notamment au niveau du cerveau. En plus, leur sang contient près du double de monoxyde d’azote que la moyenne, ce qui favorise la dilatation des vaisseaux sanguins. Ces caractéristiques font que les Tibétains se sentent parfaitement bien à toutes les altitudes, ce qui n’est pas le cas des Chinois notamment. Peut-être que la sélection naturelle va avoir raison de l’invasion, avec le temps…
- Chez les Éthiopiens, ce sont des modifications de gènes tout à fait différents ( CBARA1, VAV3, ARNT2 et THRB ) qui semblent liés à leur adaptation beaucoup plus ancienne (25000 ans au moins). Ces gènes sont liés aux facteurs induits par l’hypoxie et font apparemment en sorte que le corps produise plus d’hémoglobine sans produire plus de globules rouges.
Voilà, c’est avec ce multipack d’exotisme alpestre et de jolis exemples d'évolution convergente humaine à asséner à votre prochain créationniste que je vous souhaite une excellente reprise, dans la joie et la bonne humeur.
Note* : tiens, étonnante similitude des noms Aymaras/Amharas …
Références:
- [altmetric doi= »10.1016/j.placenta.2004.01.008″ float= »right »]LG Moore, M. Shriver et al « Maternal adaptation to high altitude pregnancy : An experiment of nature. A review« ,2004, Placenta, vol. 25, p. 60-71 (DOI 10.1016/j.placenta.2004.01.008)
- High-altitude adaptation in humans
- Adaptation humaine à la haute altitude
- [altmetric pmid= »20838600″ float= »right »]A. Bigham A, M. Bauchet et al. « Identifying signatures of natural selection in Tibetan and Andean populations using dense genome scan data« . 2010, PLOS Genetics 6 (9): e1001116. doi:10.1371/journal.pgen.1001116. PMC 2936536. PMID 20838600.
- Mark Prigg « Tibetans inherited ‘super athlete’ gene that lets them live at high altitude from mating with extinct species of human« , 2 juilet 2014, Daily Mail
5 commentaires sur “L’adaptation à l’altitude”
Merci pour ce partage.
Que se passerait-il si par exemple un tibétain descendait en basse altitude sa respiration ainsi que le taux de globules rouges sauront-ils les mêmes, s’adapterait-il ?
Excellente question, je vais la poser à mon ami Sakhal le sherpa qui va venir cet été en Suisse! D’après http://www.backpacking.net/forum/ubbthreads.php?ubb=showflat&Number=101309 les alpinistes peuvent ressentir quelques troubles liés à un excès de globules rouges en redescendant, mais les peuples des montagnes comme les tibétains n’ont justement pas plus de globules rouges… J’imagine qu’ils ont des performances physiques plus élevées (comme les coureurs kenyans…) mais qu’au repos ils ont un rythme cardiaque et respiratoire plus bas, tout simplement.
Pas trouvé (rapidement) d’article scientifique à ce sujet, si quelqu’un en connait une merci de la poster ici.
J’ai découvert votre blog par hasard et je suis admiratif de la quantité d’infos pertinentes et curieuses qui s’y trouvent. Passionnant, bravo! Je cherchais des infos sur la nécessité de tenir compte des équations de la relativité pour le réglage des horloges embarquées dans les satellites (https://sciencetonnante.wordpress.com/2013/03/04/sans-einstein-pas-de-gps), il y avait un lien qui pointait sur votre blog… et j’y ai passé 1 heure!
Pour rebondir sur votre remarque du 17/8/14 (l’adaptation à l’altitude, question d’habitude ou d’entraînement?) je ne sais pas si vous avez eu des réponses mais je vous propose la suivante.
Parmi les adaptations d’un organisme à son milieu, il est connu que l’hypoxie (diminution de pression partielle d’oxygène) stimule la synthèse de nombreux facteurs intracellulaires, dont un déterminant: HIF (hypoxia induced factor). Cette stimulation précoce est observée dans de nombreux modèles expérimentaux et aussi in vivo, le résultat étant une stimulation sur une échelle de quelques jours de nombreuses voies de transduction de protéines qui, toutes, aboutissent à une meilleure efficacité du transport et de l’utilisation de l’oxygène. Pour rester simple, un des mécanismes le plus facilement observé chez les personnes vivant en haute altitude est l’augmentation de synthèse de l’hémoglobine, et des globules rouges par l’érythropoiétine (EPO): augmentation du nombre de globules rouges, augmentation de la capacité de transport de l’O2, respiration facilitée. D’ailleurs, les stages en haute altitude que font les sportifs de haut niveau pour améliorer leur performance respiratoire repose sur ce mécanisme d’adaptation. Dans leur cas, la synthèse augmentée des globules rouges décroit rapidement au retour à basse altitude (et la famille Goulu a du respirer plus aisément quelques jours après son retour!). Un autre mécanisme induit par HIF est la synthèse d’un facteur qui stimule la synthèse de néo-vaisseaux, le VEGF (vascular endothelial growth factor). Ce qu’il faut retenir est que tous ces mécanismes sont cohérents, et chez les habitants des Andes (ou d’autres montagnes, pour éliminer l’hypothèse farfelue d’un effet spécifique andin) les mécanismes de synthèse de toutes les protéines participant au transport (et à l’utilisation) de l’oxygéne sont « réglés » en permanence à un niveau plus élevé que chez les populations de basse altitude. En termes plus scientifiques, le réglage du curseur correspond chez ces populations d’altitude à des adaptations au niveau du génome, donc permanentes.
Curieusement, les adaptations génomiques sont différentes chez les habitants des Andes (augmentation du nombre de globules rouges et de la saturation artérielle d’oxygène) et chez les Thibétains (pas d’augmentation du nombre de globules rouges ni de la saturation d’oxygène). Ces variations des mécanismes d’adaptation, correspondent à des mutations différentes de plusieurs gènes, notamment HIF et les gènes contrôlés par HIF (EPO, VEGF, NOS2…). La cause de ces variantes dans l’adaptation à l’hypoxie qui s’est déroulée sur quelques millénaires est inconnue, mais elle souligne la plasticité et les possibilités de « choix » du programme génomique en réponse à des situations nouvelles.
Plusieurs revues récentes en libre accès sur Pubmed détaillent et commentent ces mécanismes:
– Bigham AW, Lee FS. Human high-altitude adaptation: forward genetics meets the HIF pathway. Genes Dev. 2014;28:2189-204. doi: 10.1101/gad.250167.114.
– Lorenzo FR et al. A genetic mechanism for Tibetan high-altitude adaptation. Nat Genet. 2014;46:951-6. doi: 10.1038/ng.3067.
Bien cordialement,
Article republié sur http://www.contrepoints.org/2014/11/16/188396-ladaptation-a-laltitude