Pressé par diverses activités, je vous propose cette semaine la traduction d’un article [1] qui m’a beaucoup plu et fait réfléchir. D’autant qu’il me semble qu’on peut remplacer « recherche scientifique » par « innovation technologique » sans dénaturer l’idée de fond. Qu’en pensez-vous ?
J’ai récemment revu une ancienne amie pour la première fois depuis de nombreuses années. Nous avions été doctorants en sciences en même temps, quoique dans des domaines différents. Puis elle a laissé tomber, est allée à Harvard à l’Ecole de Droit et est maintenant avocate senior dans une grande organisation environnementale. A un certain moment, la conversation arriva sur la raison pour laquelle elle avait quitté les études doctorales. A mon grand étonnement, elle a dit que ces études la faisaient se sentir stupide. Après quelques années passées à se sentir stupide tous les jours, elle avait décidé de faire quelque chose d’autre.
Je l’avais toujours vue comme l’une des personnes les plus intelligentes que je connaisse, et sa carrière ultérieure soutient ce point de vue. Ce qu’elle a dit m’a dérangé. Je n’arrêtais pas de penser à ce sujet… Soudain le lendemain, ça m’a frappé : la science me fait me sentir stupide aussi. C’est juste que je m’y suis habitué. Tellement habitué qu’en fait, je recherche activement de nouvelles occasions de me sentir stupide. Je ne saurais pas quoi faire sans cette sensation. Je pense même que c’est censé être comme ça. Je m’explique.
Pour la quasi-totalité d’entre nous, l’une des raisons pour lesquelles nous aimions la science au lycée et à l’université est que nous étions bons en science. Cela n’est pas la seule raison, la fascination pour la compréhension du monde physique et un besoin émotionnel de découvrir de nouvelles choses entrent aussi en compte. Mais la science au lycée et à l’université signifie suivre des cours, et bien suivre les cours signifie connaître les bonnes réponses aux tests. Et si vous connaissez ces réponses, vous réussissez et vous sentez intelligent.
C’est tout différent avec un doctorat, dans lequel vous avez à effectuer un travail de recherche. Pour moi, c’était une tâche ardue. Comment pourrais-je formuler les questions qui mèneraient à des découvertes importantes; concevoir et interpréter des expériences dont les conclusions seraient absolument convaincantes, prévoir les difficultés et voir les moyens de les contourner, ou, à défaut, les résoudre quand elles se concrétisent ? Mon projet de doctorat était assez interdisciplinaire et pendant un certain temps, chaque fois que je suis tombé sur un problème, j’ai harcelé les gens de ma faculté qui étaient les experts dans les différentes disciplines qu’il me fallait. Je me souviens du jour où Henry Taube (qui a remporté le prix Nobel de deux ans plus tard) m’a dit qu’il ne savait pas comment résoudre le problème que j’avais dans son domaine. J’étais un étudiant diplômé de troisième année et je pensais que Taube en savait environ 1000 fois plus que moi (estimation prudente). S’il n’avait pas la réponse, personne ne l’avait.
C’est ce qui m’a frappé: personne ne l’avait. C’est pourquoi c’était un problème de recherche. Et puisque c’était mon problème de recherche, c’était à moi de le résoudre. Une fois que j’ai réalisé ce fait, j’ai résolu le problème en quelques jours. (Il n’était pas vraiment très dur, j’ai juste eu à essayer quelques trucs.) La leçon cruciale était que le volume des choses que je ne connaissais pas était non seulement vaste, mais pratiquement infini. Cette prise de conscience, au lieu d’être décourageante, est libératrice. Si notre ignorance est infinie, la seule action possible est de nager dedans du mieux que nous pouvons.
Je voudrais suggérer que nos programmes doctoraux rendent souvent deux mauvais services à nos étudiants. Tout d’abord, je ne pense pas que les élèves soient amenés à comprendre combien il est difficile de faire de la recherche. Et combien il est très, très difficile de faire des recherches importantes. C’est beaucoup plus difficile que de prendre des cours même très exigeants. Ce qui le rend la recherche si difficile est l’immersion dans l’inconnu. Nous ne savons simplement pas ce que nous faisons. Nous ne pouvons pas être sûrs que nous posons la bonne question ou faisons la bonne expérience jusqu’à ce que nous obtenions la réponse ou le résultat. Certes, la science est rendue plus difficile par la concurrence pour les subventions et la publication dans les meilleures revues. Mais en dehors de tout cela, faire de la recherche importante est fondamentalement difficile et tous les changements de ministère, de politiques institutionnelles ou nationales ne permettront pas de réduire sa difficulté intrinsèque.
Deuxièmement, nous n’enseignons pas suffisamment bien à nos étudiants à être productivement stupides, ou autrement dit que si nous ne nous sentons pas stupides cela signifie que nous n’essayons pas assez. Je ne parle pas de la stupidité « relative », dans laquelle les autres élèves de la classe, en lisant la matière y réfléchissent et réussissent l’examen alors que vous pas. Je ne parle pas non plus de gens brillants que l’ont pourrait trouver à des postes qui ne correspondent pas à leur talents. La science implique de nous confronter à notre stupidité « absolue ». Ce genre de stupidité est un fait existentiel, inhérente à nos efforts pour faire notre chemin dans l’inconnu. Les examens préliminaires et de thèse ont la bonne approche lorsque le comité de la faculté pousse jusqu’à ce que l’étudiant commence à donner de mauvaises réponses ou abandonne en disant « Je ne sais pas ». Le but de l’examen n’est pas de voir si l’étudiant répond juste à toutes les questions. S’il le fait, c’est la faculté qui a échoué à l’examen. Le but est d’identifier les faiblesses de l’élève, en partie pour voir où investir des efforts et en partie pour voir si la connaissance de l’étudiant flanche à un niveau suffisamment élevé pour qu’il soit prêt à prendre un projet de recherche.
La stupidité productive implique d’être ignorant par choix. Nous concentrer sur des questions importantes nous met dans la position inconfortable d’être ignorants. Une des belles choses sur la science est qu’elle nous permet de brasser de l’air, de nous tromper jour après jour, et de nous sentir parfaitement bien tant que nous apprenons quelque chose à chaque fois. Sans doute, cela peut être difficile pour les étudiants habitués à obtenir les bonnes réponses. Sans doute, des niveaux raisonnables de confiance et la résilience émotionnelle aident, mais je pense que l’éducation scientifique pourrait faire plus pour faciliter cette très grande transition: de l’apprentissage ce que d’autres ont découvert une fois à faire vos propres découvertes. Plus nous sommes à l’aise avec notre stupidité, plus nous pataugerons profond dans l’inconnu et plus nous sommes susceptibles de faire de grosses découvertes.
Référence du texte original
- [altmetric doi= »10.1242/jcs.033340″ float= »right »]Martin A. Schwartz, « The importance of stupidity in scientific research« , Journal of Cell Science 121,1771 doi: 10.1242/jcs.033340
6 commentaires sur “L’importance de la stupidité dans la recherche scientifique”
Bonjour, je ne suis pas chercheur, loin s’en faut mais le propos de ce texte est vraiment pertinent et intéressant! Je me souviens d’un bon dessin dans mon agenda « l’étudiant », un brave type tenait deux listes, une « ce que je sais », l’autre, « ce que j’ignore »… devinez laquelle était la plus longue… Blague mise à part, je crois que dans de nombreux domaines il est fondamentale de ne pas oublier notre ignorance abyssale, c’est un bon moyen de rester humble et prudent mais c’est aussi le plus puissant moyen de progresser réellement. C’est aussi une réalité illustrée en creux par l’actualité: les gens qui croient posséder une connaissance absolue en quelque domaine que ce soit sont au mieux désagréables, au pire dangereux!… Pour ma part, je répète très souvent à mes élèves que ne pas savoir n’est pas une honte et qu’il faut toujours oser poser des questions.
Pas d’accord avec « Stupide », je pense que l’auteur est honnête dans sa quête de se « sentir stupide », et il souligne assez justement l’inévitabilité de ce sentiment dans la recherche fondamentale; au delà justement de l’indice h et des considérations de publications et de prestige.
Croyez-moi j’ai vu des gens très intelligement et très experimentés faire des erreurs de débutant et ne même pas en paraître affecté, tant -de leur propre aveu- c’est courant dans ce monde-là. L’accepter et avancer efficacement malgré ça est effectivement un premier pas libérateur et efficient.
Article repris par Contrepoints
Il me semble que ce genre d’article correspond à l’image d’Epinal de la recherche: le chercheur modeste, désintéressé, qui
» …( se trompe) jour après jour, et (se sent) parfaitement bien tant (qu’il apprend) quelque chose à chaque fois ».
Je ne pense pas que l’auteur se sente réellement stupide. On sait que répétées jour après jour, des pensées du style « je suis stupide » finissent par entamer l’estime de soi et faire de réels dégâts. Si c’était vraiment le cas, il n’aurait aucune envie d’écrire un article (pourquoi écrire un article stupide ?), aller en conférence, expliquer ses idées à d’autres chercheurs. Il irait faire autre chose, comme son amie devenue avocate.
Comme la grande majorité des chercheurs, l’auteur est en fait, fort heureusement d’ailleurs, persuadé de ne pas être stupide du tout, mais il se construit une pose plus convenable. Dans notre société, il est en effet assez mal vu d’expliquer qu’on se sent très intelligent, et une couche superficielle d’humilité ne peut faire que du bien à son image de marque.
La possibilité de se tromper est aussi très exagérée : vous pouvez (peut être) vous tromper une fois, deux fois, … mais n’oubliez pas que si vous êtes en situation précaire comme beaucoup de jeunes vous risquez que votre contrat ne soit pas renouvelé. Il est rare qu’on publie beaucoup d’articles en se trompant. Là encore, pour respecter la bienséance, les histoires de tel chercheur célèbre qui se serait « beaucoup » trompé alimentent la petite mythologie du monde de la Recherche. Mais bien sûr, l’idéal est de se tromper juste un peu pour la galerie et de réussir beaucoup pour le h-facteur…
Avons-nous bien lu le même article?
Par ailleurs, puisque vous citez des jeunes, il ne faut pas oublier le contexte: dans la « production » les méthodes et procédés doivent être éprouvés et ne pas gaspiller des ressources inutilement. D’où la tension vers le « 100% » de réussite.
Ce n’est pas du tout le même problème en recherche où, à la limite, il suffit de réussir une fois ou relativement peu de fois (si la découverte vaut le « coût », évidemment).
Merci pour cette traduction!
Ce que dit cet article est très vrai, et me rappelle personnellement beaucoup de souvenirs! 🙂
Le problème étant que, effectivement, les « jeunes » chercheurs se retrouvent confrontés à leur stupidité, tout en étant persuadés de l’intelligence et connaissance absolue des autres… et du coup n’osent pas se lancer! Alors que si cet article était lu par quiconque débute dans la recherche, il y a fort à parier que cela leur permettrait de gagner un temps précieux, mais également leur éviterait pas mal de moments de déprime 🙂