La mort de Neil Armstrong me fait penser à plusieurs petites choses, et à une plus importante:
- D’abord que la prédiction graphique de xkcd.com est en marche :
- Ensuite, un bon reportage récent intitulé « La fin des astronautes ? » (avec un point d’interrogation), passé sur Arte cet été [1]. Eugene Cernan, dernier humain à avoir foulé la Lune, y explique qu’il était convaincu qu’il serait rapidement suivi par beaucoup d’autres et qu’un vol habité vers Mars aurait lieu au XXème siècle encore…
- Un autre reportage (pas retrouvé) passé aussi cet été dans lequel les pionniers se rappellent des années folles, et en particulier du sang-froid de Neil Armstrong. Par exemple cette fois où il s’est éjecté à la dernière seconde d’un engin d’entrainement et a failli atterrir en parachute au milieu des flammes:
Après ça, il est allé tranquillement au bureau des astronautes faire du travail administratif…
- La transcription d’une conversation entre John Fitzgerald Kennedy et James E. Webb en 1963 [2] révèle que le coût de la course à la Lune n’était pas facile à justifier:
- Kennedy : « La température va continuer à monter à moins que nous ne puissions dire que ça a une justification militaire, et pas seulement du prestige« .
- Webb : « Je pense que ça générera la technologie qui fera la différence pour ce pays bien au delà de l’espace » (« far beyond space », j’aime bien 😉 ).
- Et lorsque Kennedy lui demande la Lune pourra être conquise lors de son second mandat (1965-1969 s’il n’avait pas été assassiné), Webb répond catégoriquement « Non« . Puis « Ca prendra juste plus longtemps que ça. C’est un sacré boulot, vraiment un sacré boulot…«
- Et puis Neil et les 11 autres l’ont fait. En prenant des risques fous comme le montre par exemple l'AMDEC de la fusée Saturn V [3] : « The total S-IVB propulsion stage reliability for the engine. TVC, tank and feed system is: P = (.9522) (.9939) (.9940) = .938« . 6% de risque d’échec rien que pour le 3ème étage …
- Pourtant, pour aller sur Mars, certains sont prêts à courir un risque de 100% d’y rester. Et pas forcément des illuminés : même notre Claude Nicollier national serait prêt à faire un voyage simple course [4] ! En fait, si on y réfléchit ce ne serait pas idiot : la grosse difficulté d’une mission humaine vers Mars, c’est d’y amener un véhicule capable de revenir. L’Australie et quelques autres contrées lointaines ont été colonisées par des prisonniers partis sans espoir de retour, pourquoi pas Mars ?
- Pour ma part, la question posée par Nikos Pranzos [5] continue de me tarabuster : après avoir dépensé tant d’énergie pour sortir de notre puits gravitationnel, pourquoi redescendre dans un autre ? Pourquoi ne pas rester dans l’espace, où tout est si léger, si accessible ?
- Vous ne savez pas ce qu’est un puits gravitationnel ? Alors lisez la suite, vous allez comprendre pourquoi ce n’est pas demain que des hommes iront loin dans l’espace.
Les puits gravitationnels
Pour qu’une fusée décolle, il faut que ses moteurs exercent une force supérieure à F=m.g, où m est la masse de la fusée, et g=9.81 m/s² l’attraction à la surface de la Terre. Mais plus elle s’éloigne de la surface, plus cette force diminue car la force de gravitation diminue comme le carré de la distance*.
Pour s’éloigner à l’infini, il faut que le travail de la force de propulsion de la fusée atteigne l’énergie de libération** E=m.G.M/R où G est la constante gravitationnelle, M la masse de la Terre et R son rayon [7].
La fusée doit donc produire un travail (= énergie) d’au moins E=62,5.106Joules par kg à expédier très loin.
L’idée du « puits gravitationnel », c’est de considérer cette énergie comme une énergie potentielle « normale », dans le champ de gravité constant du niveau du sol caractérisé par g=9.81 m/s². On obtient ainsi E/(m.g) ~ 6300 km, une distance que l’on peut visualiser comme la hauteur d’un puits imaginaire qu’il faut faire gravir à la fusée. La surface de la Terre est au fond d’un puits, à 6300 km sous le niveau de l’espace environnant.
Si l’énergie de la fusée n’est pas suffisante pour sortir du puits, elle retombera tôt ou tard sur la Terre, à moins qu’on ne lui ait aussi donné une vitesse tangentielle qui lui permette de se mettre en orbite en « roulant » contre le mur du puits, qui n’est pas vertical. En effet, si on trace la fonction E(r)=-g.R²/|r| pour r>R (en faisant un fond plat au puits pour r<R), on obtient la courbe suivante, qui lie le rayon r de l’orbite et le niveau correspondant d’énergie dans le puits [7]:
D’ailleurs, sur cette courbe calculé par Julien [7] avec Scilab, on voit l’orbite de la Lune, à 360’000 km, qui creuse elle aussi un tout petit « puits gravitationnel » de 288 km seulement. Toute les missions Apollo sont là : un énorme fusée Saturn V pour « gravir » environ 6000 km de puits, un petit module de service Apollo pour parcourir les 300’000 km jusqu’à la Lune en « montant » encore de 200 km dans le puits (et freiner la « descente » équivalente au retour) , et un minuscule LEM 20x moins puissant (par kg) que la fusée Saturn-V pour descendre au fond de la Lune et en ressortir.
Randall Munroe de xkcd (encore) a réalisé un extraordinaires dessin de tous les puits gravitationnels du système solaire, les remplissant même avec des demi-planètes à l’échelle :
Le plus important est évidemment celui du Soleil, tellement profond qu’il n’est que très partiellement représenté à gauche. Son influence est très importante pour les planètes intérieures : Mercure, Vénus, la Terre et Mars, qui sont situées à des niveaux très différents de ce puits. Pour aller vers l’une de ces planètes, il faut non seulement sortir du puits local de la Terre mais gravir ou descendre un bout du puits gravitationnel du Soleil ***.
Par contre, une fois passée l’orbite des astéroïdes, pousser jusqu’à Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune ou beaucoup plus loin ne nécessite pas beaucoup plus d’énergie : les sondes n’accélèrent que pour gagner du temps, et elles peuvent d’ailleurs utiliser pour ça l'assistance gravitationnelle des énormes puits de Jupiter et Saturne. En passant, j’adore la représentation des anneaux de Saturne en couches dans le puits de la planète!
La problématique d’un vol habité vers Mars apparaît dans deux détails de ce génial dessin:
L’illustration de gauche révèle que depuis Apollo, les humains sont confinés dans quelques centaines de km au fond de leur puits. La défunte navette spatiale ne permettait que de monter que de quelques centaines de km (proche de la Terre, les km de puits sont approximativement égaux à des altitudes), et assembler un vaisseau spatial au niveau de la station spatiale internationale n’aiderait pas beaucoup à sortir du puits. Par contre, l'orbite géostationnaire à 35’786 km d’altitude est toute proche de la sortie du puits, mais sauf erreur aucun véhicule habité n’est capable d’y aller.
A droite, on voit qu’un voyage vers Mars nécessiterait un véhicule beaucoup, beaucoup plus puissant que le Module de service Apollo car il devra gravir le puits du Soleil entre les deux planètes, plus haut que celui de la Terre. « This is a tough job, a real tough job. » comme dirait James Webb.
Voilà pourquoi après le « petit pas pour l’homme » de Neil Armstrong en bordure de notre puits, le « grand bond pour l’humanité » devra attendre que l’on dispose de systèmes de propulsion très puissants et légers.
En attendant, on pourrait commencer par installer de vraies bases spatiales aux points de Lagrange, exploiter les astéroïdes et pourquoi pas, proposer quelques voyages « simple course ». Je serais éventuellement tenté par Titan, autour de mon 90ème anniversaire…
Notes:
* et aussi parce que sa masse m diminue en cramant son carburant, mais ceci ne joue pas de rôle dans le calcul du puits gravitationnel car « les masses se simplifient ».
** à ne pas confondre avec la fameuse « vitesse de libération » de 11.2 km/s qu’une fusée n’a pas besoin d’atteindre. Cette vitesse est celle qui est nécessaire au lancement d’un projectile pour qu’il quitte l’attraction terrestre, comme l'obus de Jules Verne. Son énergie cinétique vaut alors E= ½.m.v². Et Ô surprise, pour v=11’200 m/s on obtient E=62.5.106 [J/Kg], pile poil l’énergie de libération !
*** descendre un puits gravitationnel dans le vide coûte autant d’énergie que le gravir, car la fusée doit « freiner » au lieu d’accélérer…
Références
- Serge Brunier et Frédéric Compain. « La fin des astronautes ? » , 2012, documentaire 52′ produit par Arte France et Point du Jour [teaser]
- Jay Lindsay, « New tape: JFK fretted moon program was tough sell« , 25 Mai 2011, Associated Press
- Robert P. Dill, N. Brown R. L. Curtis, C. R. Herrmann, A. Trampus « State-of-the-art reliability analysis of Saturn V propulsion systems« , June 1963, General Electric Report RM 63TMP-22 3
- Olivier Dessibourg « Claude Nicollier: «Je partirais pour Mars même sans ticket-retour»« , Le Temps, Lundi 4 juillet 2011
- Nikos Prantzos "Voyages dans le futur: l'aventure cosmique de l'humanité" (1998) Seuil ISBN: WorldCat Goodreads Google Books
- « L’espace, un rêve trop cher ? » 16 mai 2011 sur Sciences et Démocratie
- « Puits gravitationnel et missions spatiales« , 2011 sur Explique nous tout !
- Randall Munroe « Gravity Wells » sur xkcd
- Rhett Allain, « xkcd and Gravity Wells« , January 3, 2010 sur Dot Physics
18 commentaires sur “Un petit pas pour l’homme … dans un petit puits gravitationnel.”
Très intéressant, merci !
Des années après… il me semble que le documentaire dont vous parlez (au sujet de Neil Armstrong et de son « crash ») est « Dans l’ombre de la lune » (cet épisode y est mentionné en tout cas).
Oui, c’est bien ça, je viens de retrouver ce reportage et la séquence.merci beaucoup !
En relation avec le sujet (mais en anglais), voici récent article á lire qu`il vaut la peine de lire: http://www.dailymail.co.uk/sciencetech/article-2204913/Nasa-breakthrough-suggests-Star-Treks-warp-drives-possible–practical.html?ito=feeds-newsxml
Le moteur d’Alcubierre est en effet intéressant parce qu’il repose sur une solution admissible des équations d’Einstein.
Reste que les difficultés pour le réaliser ne sont pas négligeables… Tiens d’ailleurs cette section de la wikipédia va prochainement inclure un passage sur le « Harold White » de la NASA cité dans ta référence …
Ah, et je viens de trouver un article de GuruMed nien fait sur le sujet, avec un titre qui me paraît très bien choisi : « Les voyages à des vitesses supérieures à celle de la lumière, rendus un peu moins impossibles par des scientifiques de la NASA. »
A suivre, effectivement. Merci !
Passionnant billet, comme d’habitude !
Randall Munroe est très inspiré par la gravité en ce moment 😉
http://what-if.xkcd.com/7/
Hmm… je vois que mon commentaire a été sucré, mais je voulais simplement mettre en évidence que le postulat: « Le déplacement d˙un point a un autre dans l`espace d`un puits de gravitation est soumis a la force de gravitation dudit puits » peut etre relativisé par le fait que nous ignorons ce qu`est la « force de gravitation » mais aussi ce qu`est l` « espace ». Par conséquent, il n`est peut-etre pas scientifiquement raisonnable de considérer les limitations imposées par la « gravitation » au déplacement dans l « espace » comme un fait incontournable. Est-ce convenablement « scientifique » comme cela?
Je ne « sucre » pas les commentaires, mais je « modère » le premier de chaque contributeur, d’où un petit délai. Bienvenue sur Dr. Goulu.
« peut-etre pas scientifiquement raisonnable » dites-vous. Le filtre qui distingue la science du rêve et de l’imaginaire c’est l’expérience. Et jusqu’ici aucune expérience n’a validé aucune théorie sur un moyen d’aller d’un point (x1,y1,z1,t1) à un point (x2,y2,z2,t2) sans passer par une chemin inclus dans le cône de lumière . Donc scientifiquement il n’est pas raisonnable de considérer que c’est possible.
Mais du point de vue de l’imaginaire et du rêve, on peut se poser la question. Lisez par exemple https://drgoulu.com/2011/11/06/la-route-que-nous-navons-pas-prise/ . Et vous pouvez aussi comme moi vous dire que les puits gravitationnels forment des « barrières de potentiel » que certaines particules franchissent par effet tunnel, et calculer la probabilité qu’un vaisseau spatial « saute » spontanément vers un autre système solaire…
J’aime bien votre exemple des voiliers. A mon humble avis, la science des deux derniers siècles (= pratiquement la science tout court) a essentiellement permis de distinguer les lois fondamentales (les « pourquoi ») des limites technologiques (les « comment »). On n’avait aucune idée de « comment » faire des bateaux qui n’utiliseraient pas de voiles car on ne savait pas « pourquoi » un objet se déplace. Il a fallu comprendre les notions de force/énergie/vitesse entre autres pour imaginer d’autres solutions.
C’est parce que je constate encore souvent que le public ne fait pas la différence entre les « pourquoi » et les « comment » que j’ai baptisé ce blog pourquoi-comment-combien. « Combien » parce que l’économie impose aussi des limites bien dures : même si nous trouvons un jour comment conquérir l’espace, il faudra encore que ça vaille le coup…
Merci pour les précisions quant au « sucrage » de commentaire, Dr Goulu et merci surtout pour ce blog qui est tres instructif meme pour un non scientifique comme moi.
Pour ce qui est du « pourquoi-comment », je saisis bien qu`il faille un minimum de « pourquoi » avant de passer au « comment » mais il me semble que ce minimum de « comment » se résuma/résume souvent au niveau empirique du « pourquoi ». Dans l`exemple des bateaux, on savait empiriquement que le fait d`exercer une poussée ou une traction mécanique sur l`eau faisait aussi bouger la barcasse (pagaiage) et l`effet moteur de la vapeur sur un objet relativement léger était également connu empiriquement. De lá, les esprits dégourdis ont pu imaginer des pagaies mues par la force de la vapeur (roue a aubes) avant meme que les grosses tetes aient mis tout ca en équation. Dans un autre domaine -celui de la psychiátrie- jusque il ya 2-3 ans on ignorait a peu pres tot du pourquoi les molécules fourguées au patient avaient tel ou tel effet sur le fonctionnement de son cerveau et cela n`a pas empéché la création de médicament relativement efficaces, par exemple pour le traitement des schizophrénies ou celui des dépressions. Évidement, plus on fait l`économie du « pourquoi » (en donnant la part belle a l`empirique, voire au simple hasard) et plus il est casse-gueule de passer au « comment » mais l`on sait que cette prise de risque ne pose pas de probleme a l`homme lorsqu`il y a une rémunération au bout. Ainsi, l`industrie pharmaceutique expérimente depuis le début sur l`humain, de maniere plus ou moins secrete et, en ce qui concerne particulierement le domaine des sciences physiques, l`industrie militaire des « grandes puissances » a pratiquement les mains libres de toute contrainte éthique. Qui sait, les ricains ou les chinois sont déja sur le chemin d`apprivoiser empiriquement la gravitation meme en continuant á ignorer ce que c`est vraiment?
En tout cas, je serais surpris si l`homme devait partir a la conquete de la galaxie (des galaxies?) en se faisant peter des bombinettes atomiques sous son cul ou en faisant voile dans l`onde photonique alors que les distances impliquées sont sans mesure avec notre échelle organique du temps. Il y aura peut-etre quelques tentatives de ce genre dans un proche avenir mais cela n`ouvrira sans doute pas la route des étoiles.
Encore bravo pour votre blog!
Pas sur qu`on aura toujours a trainer le boulet du puits gravitationnel pour voyager dans l`espace. Il n`y pas si longtemps, on n`imaginait pas etre un jour en mesure de s`affranchir des limitations du vent dans le voiles pour voyager sur les mers et puis on découvrit des moyens de propulsion indépendants des contraintes du vent. Dans le cas du voyage spatial, c`est peut-etre la nature meme de ce qu`on appelle espace qui donnera la solution a la contrainte de la gravitation.
Super cette manière de représenter les puits gravitationnels, je ne connaissais pas.
merci Goulu, même un gars comme moi pas ingénieur, et qui a bien oublié les quelques formules qu’il avait pû apprendre au collége a compris que c’était pas fastoche d’aller jusqu’à Mars. Mais si j’ai bien compris le principe de l’ascenseur, et si on veut être positif, quand on capable d’arriver sur Mars, il manque plus trop pour aller jusqu’à Jupiter. Par contre c’est voyage simple course. …parce qu’ en revenir, il ne faut même pas y penser.
Ce terme est assez courant non ? Mais les schémas ci-dessus le décrivent très efficacement !
Ah, je me prends à rêver à l’ascenseur spatial qui pourra nous extirper de ce puits… 🙂
Pas si courant que ça puisqu’il n’y a pas de version française de http://en.wikipedia.org/wiki/Gravity_well. De plus, je pense qu’il y a souvent une confusion 8 (en s-f) avec la déformation relativiste de l’espace-temps causé par une masse. Le « puits gravitationnel » tel que défini dans l’article ne sert qu’à visualiser une intégrale de R à l’infini par un analogue en mécanique classique.
Oui, on reparle de l’ascenseur chaque fois qu’on arrive à faire des nanotubes de carbone un peu plus longs. On en est à 18mm je crois, donc plus très loin des ~50’000 km qu’il faut au minimum 😉 Mais je suis pour ! Voilà un beau projet, bien grandiose.
La page https://fr.wikipedia.org/wiki/Puits_gravitationnel a été crée, avec un lien vers ici. Merci Avatar 🙂
Dans sa trilogie martienne, Kim Stanley Robinson mentionne à plusieurs reprise les puits gravitationnels 😉 (dont celui de Phobos).